Le Code d'Esther
français vers l’hébreu ou l’inverse.
Il est tout juste 22 h 30 lorsque Mordechay Neugroschel commence à nous raconter son histoire.
« Je suis né à Tel-Aviv, nous dit-il d’une voix douce, presque monocorde, les mains posées à plat sur la table. Ce n’était pas encore la ville… “branchée” que l’on connaît aujourd’hui. La première guerre d’indépendance venait de se dérouler et il y avait tout à faire : construire des routes, installer l’eau et l’électricité dans les maisons, créer un réseau de transports publics, que sais-je ? Tout était à faire… Mes parents étaient tous deux rescapés des camps. Ma mère venait de Hongrie, elle avait été internée à Theresienstadt et réussi à tenir jusqu’à la fin de la guerre. Lorsqu’elle s’était retrouvée libre, vivante, elle n’avait pas hésité une seconde et avait rejoint Eretz Israël. Elle ne voulait plus connaître la honte, l’humiliation et la mort uniquement parce qu’elle était juive. Elle voulait vivre dans un pays où elle serait acceptée en tant que telle sans que l’on vienne lui demander sa religion. C’est à Tel-Aviv qu’elle rencontra mon père. Ils tombèrent amoureux l’un de l’autre et décidèrent de fonder une famille. »
Il s’interrompt un instant, prend un verre d’eau et nous invite à l’imiter. Ses yeux pétillent d’intelligence et un sourire bienveillant ne quitte pas son visage.
« Je ne vous raconte pas tout cela par hasard, reprend-il. C’est dans le but de vous faire comprendre que mon enfance a été… bercée – non, ce n’est pas le terme qui convient –, disons que mon enfance a été hantée, nourrie par l’Holocauste. Tous nos voisins étaient dans la même situation, ils avaient tous été touchés par la Shoah, une partie de leur famille avait disparu dans les camps, et, eux, ils étaient obligés de continuer à vivre parce qu’ils n’avaient pas le choix… Je veux insister là-dessus : la Shoah faisait partie de mon quotidien. »
Il se penche légèrement en avant et me regarde dans les yeux. Il n’a pas élevé la voix, son sourire ne s’est pas enfui. Il est simplement devenu grave.
« Il faut imaginer le petit garçon que j’étais, ballotté entre les voisins du premier étage et ceux de l’immeuble d’en face, sans parler du boulanger du coin de la rue : ils déversaient sur moi tout le malheur du monde. J’étais devenu le réceptacle de leurs pires cauchemars, peuplés de nazis, de chiens, de froid et de faim.
— Vous semblez leur en vouloir… risqué-je.
— Comment leur en vouloir ? Ils étaient rescapés des camps de la mort, ils avaient perdu leur père, leur mère, des enfants… Leur seul salut était de parler, de dire ! Ceux qui l’ont fait s’en sont sortis. Les autres se sont laissés mourir. Ils ne pouvaient tout simplement pas continuer à vivre… Non, j’ai voulu vous raconter cela pour que vous saisissiez bien que, dès le début, je n’ai pas été un petit garçon comme les autres. Je ne comprenais pas tout ce qu’ils me disaient, mais leurs mots se sont peu à peu incrustés dans ma mémoire. Aujourd’hui encore, je vis avec la parole de tous ces gens. J’ai même parfois l’impression d’en être le dépositaire. »
Ombre furtive, son épouse vient en silence nous apporter des jus de fruits et du strudel. Elle se retire comme elle est entrée, sans un bruit.
« Il faut vous dire qu’à l’âge de 12 ans, je lisais tout ce qui se rapportait à l’Holocauste. Pendant que mes camarades d’école se disputaient les aventures de Superman, je découvrais les horreurs d’Auschwitz et la mise en œuvre de la Solution finale. Ce sont des lectures qui n’auraient pas dû tomber entre les mains d’un gamin. Mais c’est ainsi que je me suis constitué. »
Le Rav Bloch a baissé les yeux vers son verre d’eau ; Yohan semble hypnotisé par notre interlocuteur. Quant à moi, j’ai la posture la plus facile : je prends des notes.
« C’est comme ça que je suis devenu autodidacte. Je me suis formé tout seul. Non, pas exactement : je fréquentais à l’époque une yeshivah où j’ai appris l’essentiel de l’histoire du peuple juif et des rudiments de la Torah. Mais, lorsque j’en avais fini avec l’enseignement religieux, je me plongeais dans l’histoire, la philosophie, l’économie, la géographie, que sais-je ? J’avais la soif d’apprendre et de découvrir.
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