Le Code d'Esther

J’étais devenu une telle référence à la yeshivah en matière de culture générale qu’à 19 ans j’ai été désigné pour expliquer la Shoah à des garçons de mon âge qui en avaient vaguement entendu parler par leurs parents. Je savais tout de l’industrie de mort mise au point par les nazis, des particularités de chaque camp de concentration, de toutes les condamnations prononcées par le tribunal de Nuremberg… »
    La référence au procès me fait tressaillir. Yohan me jette un coup d’œil complice. « On y est », semble-t-il me dire. Non. Pas encore…
    « Voilà pourquoi j’ai eu l’idée avec d’autres de fonder une organisation que vous devez connaître – Arachim –, dont le but était double : expliquer au monde entier la Shoah et encourager le retour vers les valeurs essentielles de la religion. Nous avons ainsi organisé des conférences et des séminaires dans tous les pays. Avec un certain succès, il faut le souligner. Et c’est au sein de cette organisation que l’on m’a confié une mission un peu spéciale. Étant donné ma grande connaissance de l’Holocauste et de la Torah, on m’a demandé de découvrir dans les textes sacrés l’annonce d’événements historiques tels que la Seconde Guerre mondiale. »
    Cette fois, oui, nous y étions. Yohan me donne un violent coup de coude. Le Rav Bloch se redresse et pose sa main sur le bras du Professeur pour intervenir.
    « Juste une précision avant de laisser à nouveau la parole à Mordechay… Il faut que vous sachiez que, depuis la nuit des temps, tous nos érudits répètent inlassablement la même chose : toute l’humanité se trouve dans la Torah et dans ce que l’on appelle la “tradition orale”, le Talmud. Et quand je dis toute l’humanité, j’englobe l’histoire des temps anciens et les prédictions pour les temps futurs. Si nous savions lire et décrypter nos deux livres sacrés, nous y trouverions inscrits tous les événements passés et à venir. C’est une science exigeante, difficile, où les succès ne sont pas toujours au rendez-vous. Voilà pourquoi la découverte du Pr Neugroschel est exceptionnelle. »
    Celui-ci, qui comprend globalement le français, approuve l’intervention du Rav Bloch et, de la même voix monocorde, reprend son récit :
    « Lorsque l’on m’a confié cette mission, j’ai immédiatement pensé au Livre d’Esther. C’est par là que j’allais commencer mes recherches. Pourquoi ? Parce que la similitude entre ce que relate ce texte et la période nazie a toujours été une évidence pour moi. Je devais avoir 12 ou 13 ans, je m’en souviens parfaitement, lorsque je me suis dit pour la première fois que les discours de Hitler ressemblaient mot pour mot aux propos d’Aman. De la même manière, lorsque j’ai lu, dans un livre sur cette période, que les nazis avaient élaboré un plan pour la Solution finale, ma réaction a été immédiate : c’est la deuxième fois que cela se produisait ! Aman avait déjà essayé de l’appliquer. Bref, le lien entre la Meguila et les nazis a toujours été évident, criant devrais-je dire, pour moi. »
    Il se lève, parcourt rapidement le deuxième rayon de la bibliothèque et en sort un gros livre à la reliure de cuir dont l’usure indique qu’il a été consulté des milliers de fois.
    « Prenez le traité de Meguila … Comme vous le savez, c’est un codex qui sert à mieux comprendre et surtout à fixer de manière définitive le texte du livre et ses interprétations. À la page 6… »
    Dans le livre ouvert, ses doigts désignent immédiatement un passage en hébreu. Il scande à voix basse les quelques lignes de texte et se tourne vers nous.
    « Il y a là une description très claire de l’Allemagne désignée il y a 1 500 ans comme “Germania”. On y parle – son doigt continue à suivre les caractères hébraïques – d’un axe entre la Germania et Rome… “Ne laissez pas faire”, dit le traité… »
    Il referme le livre et revient s’asseoir.
    « J’en étais là de mes réflexions lorsqu’une lumière m’est tombée du ciel.
    — Une lumière ? interroge Yohan.
    — Oui, un coup de téléphone… répond de façon prosaïque le Professeur, un léger sourire aux lèvres. Quelqu’un que je connaissais et dont j’ai oublié le nom. Il m’appelait pour me dire qu’il avait lu dans un journal qu’il y aurait un rapport entre les noms des dix enfants