Le Code d'Esther
toujours, partout dans le monde ; mais je pensais que l’Allemagne, la première, avait fait la paix avec son passé douloureux. Ma rencontre avec la bande de punks au Zeppelin de Nuremberg m’avait confirmé que les nouvelles générations se sentaient totalement étrangères à cette hystérie meurtrière et collective qui avait saisi leurs aïeux. L’énergie déployée par tous les gouvernements allemands d’après-guerre pour condamner définitivement le nazisme, les marques de repentance assumées en conscience par tous les dirigeants du pays et par sa population me semblaient avoir tiré un trait définitif sur une histoire monstrueuse… Ce que nous venons de vivre en l’espace d’une journée remet à plat toutes mes convictions. Landsberg am Lech, sur la Route romantique, exhale encore les parfums d’une nostalgie nauséabonde.
« Je te l’avais dit, tempère Axel. La Bavière n’est pas l’Allemagne. Ce n’est pas un hasard si tout est parti d’ici. Le reste du pays exècre l’idéologie nazie. Je peux t’emmener à Berlin, à Francfort ou Hambourg – Hitler y est considéré comme un fou malfaisant qui a entraîné le pays dans la pire catastrophe de son histoire. Mais, même si je savais que cette terre était profondément traditionaliste et catholique, j’avoue que je ne m’attendais pas à ça ! »
La pluie s’est remise à tomber. Quelques personnes se pressent en direction de l’église, sans un regard pour le cimetière. Nous décidons de leur emboîter le pas.
Une douce chaleur nous envahit en entrant dans ce lieu dominé par la simplicité, loin du baroque riche et ostentatoire des autres églises de la ville. Sur les murs blanchis à la chaux se détache un tableau très sombre représentant une scène de la Passion du Christ. Une demi-douzaine de fidèles occupent les travées pendant qu’une femme, sans doute l’assistante du prêtre, s’affaire près de l’autel. Elle doit avoir dans les 70 ans, les cheveux blancs tombant sur les épaules ; elle est strictement vêtue d’une robe sombre descendant jusqu’aux chevilles et d’un chemisier beige que recouvre partiellement un gilet noir. Elle époussette les napperons blancs brodés et prépare les objets qui serviront à la messe qui aura lieu tout à l’heure. Ses gestes sont précis et économes, empreints d’une grande délicatesse. Je décide de l’interrompre dans son travail pour lui poser une ou deux questions, à voix basse afin de ne pas troubler la quiétude du lieu. Axel assure la traduction. Elle a devancé notre intervention et nous accueille avec un large sourire.
« Pourrait-on vous demander, madame, qui est enterré dans le cimetière autour de l’église ? »
Ma question va provoquer un cataclysme intérieur qui n’était pas prévu. Le sourire se fige pendant qu’un léger tremblement envahit tout son corps. Elle avale à deux ou trois reprises sa salive et commence à émettre quelques sons inintelligibles. Sa respiration se raccourcit alors que ses yeux nous jettent un regard paniqué. Pas un mot cohérent ne sort de sa bouche, et sa poitrine se soulève de plus en plus rapidement. Des borborygmes parviennent à nos oreilles, et son visage est devenu livide. Par réflexe, et parce que j’ai l’impression d’être le témoin d’un début d’infarctus, je pose la main sur son bras, espérant mettre un terme à son malaise. Elle s’en écarte violemment et retrouve du coup toute sa lucidité. La scène a duré près de deux minutes.
« Vous allez bien, madame ?
— Oui, oui… Ça va ! Excusez-moi… »
Ses joues ont retrouvé leur couleur rose naturelle. Sa respiration a repris un rythme normal. Mais elle donne l’impression de chuchoter. La chaleur, sans doute…
« Je vous demandais qui était enterré dans le cimetière, dehors… Des nazis ?
— Des nazis, oui… Mais aussi des innocents.
— Des innocents ?
— Des gens qui ont été injustement accusés de crimes qu’ils n’avaient pas commis. »
Sa voix a retrouvé son assurance, avec même une pointe de conviction.
« Il y en a beaucoup ?
— Je ne sais pas… Beaucoup, oui !
— Sait-on qui fleurit régulièrement l’une des tombes d’un bouquet de tulipes ?
— Ah non, on ne l’a jamais su !
— Mais d’après ce que l’on nous a dit, cela fait des années que cela dure…
— Je ne sais pas ! Je n’ai jamais cherché à savoir ! »
Elle nous confiera
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