Le Coeur de la Croix
rougi
par le soleil, la terre abreuvée de lumière, et des maisons, des places fortes,
des vergers et des champs baignés par les couleurs chatoyantes du couchant.
Fémie regarda à son tour, la main en visière, et dit en
souriant :
— Je vois, mais je ne comprends pas.
Massada fulminait. Il regarda l’un après l’autre le ciel, le
doigt de Morgennes, et le bandeau qui masquait son œil aveugle.
— Comment se fait-il que tu voies mieux avec un seul
œil que moi avec deux !
— Parce que je ne me sers pas que de mes yeux, répondit
Morgennes. J’utilise aussi mon cerveau.
— Ton cerveau, ton cerveau, dit Massada, je veux bien,
mais ça ne m’éclaire pas plus !
— Dis-moi ce que tu vois.
— Des nuages.
— C’est tout ?
— Et des oiseaux.
— Des oiseaux ?
— En fait il n’y en a qu’un, dit Massada.
— Enfin ! s’exclama Morgennes. Maintenant que tes
yeux se sont ouverts, demande à ton cerveau d’en faire autant !
Massada le dévisagea, interloqué. Morgennes était-il devenu
fou ?
— Cet oiseau, dit Morgennes, n’est pas comme les
autres. C’est un faucon pèlerin. Un chasseur, et il est rare qu’il vole ainsi,
quand le soleil se couche. C’est une chance que je l’aie aperçu, car son
plumage brun-gris le fait se fondre dans le ciel. Quand la nuit tombe, il
disparaît. Ce genre de rapace ne vole pas dans l’obscurité. Le fait que
celui-ci soit dans les airs à cette heure signifie que son maître – sa
maîtresse en fait – n’est pas loin. Oui, je connais ce faucon. Je l’ai
croisé par deux fois, à Hattin, puis une troisième quand nous allions vers le
krak : il volait dans le ciel du djebel Ansariya, en plein territoire
assassin.
— Je ne comprends toujours pas, dit Massada.
— C’est un rapace unique au monde : sa maîtresse
est la plus belle des femmes que j’aie jamais vue, belle comme une relique.
C’est une sang-mêlé, d’un peu plus de vingt ans, aux yeux bleus et aux cheveux
châtains. Sa peau semble aussi douce que celle d’un nouveau-né, et elle porte
sur elle les plus beaux bijoux qu’il m’ait été donné de contempler…
Une lueur avide s’alluma dans les yeux de Fémie. Dans le
lointain, l’oiseau poussa un cri.
— Moi aussi, reconnut doucement Massada, j’ai connu une
femme qui avait un oiseau de ce genre. C’était, je crois, la maîtresse du cheik
des Zakrad, une vraie furie. Elle parcourait la Terre sainte, à la recherche
d’un homme – un certain Perceval, enfin, si j’ai bien compris.
Orgueilleuse, belle et froide, on aurait dit une lame. À chaque fois qu’elle
venait me voir, j’étais paralysé.
— Tu la connais donc ?
— Oui, poursuivit Massada. Elle venait souvent me
consulter, à Nazareth. Elle achetait les plus belles reliques, les plus chères,
et repartait avec. Il lui en fallait une nouvelle à peu près chaque semaine.
J’ignore où elle trouvait l’argent, j’ignore pourquoi elle en achetait autant.
Mais une sorte de malédiction semblait l’accabler. Elle avait besoin de
reliques comme d’autres ont besoin de guerres, de femmes, de prière ou de vin…
— Pourtant tes reliques étaient fausses, fit remarquer
sèchement Fémie.
— Fausses, vraies, est-ce que je sais, moi, ce qui est vrai
ou faux en matière de reliques ? répliqua Massada, que ce sujet gênait.
Moi je dirais qu’elles étaient toutes authentiques…
— Je vois, dit Morgennes. Passons. Mais cette femme
avait un foulard qui me paraît être celui que tu portes au bras…
— Eh bien ? demanda Massada.
— Elle aurait donc été capturée. Mais pourquoi ?
Et par qui ?
— Quel rapport avec la Vraie Croix, de toute
façon ? reprit Massada.
— Peut-être aucun, dit Morgennes. Mais je veux aller
voir. Et puis, si la maîtresse de cet oiseau cherche des reliques, pourquoi pas
la Vraie Croix ?
— Yallah ! s’exclama Fémie.
Massada baissa la tête et se tourna les pouces. Il était de
nouveau perdu dans ses pensées, et avait lâché les rênes de Carabas. Enfin,
Morgennes descendit de cheval pour rejoindre Yahyah. Celui-ci s’apprêtait à
prier et avait sorti un long manteau blanc pour couvrir les épaules de
Morgennes – il n’était pas question de prier dans une armure noire.
Morgennes ne put s’empêcher de penser que le destin leur
faisait signe. « Après tout, se disait-il, si une étoile a guidé les Rois
mages jusqu’au Christ, pourquoi un oiseau ne nous
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