Le Coeur de la Croix
qu’il se distinguait enfin des autres Roquefeuille.
Ici, ce n’était plus « Simon le peu », comme l’appelaient autrefois
ses frères, celui qui portait le moins, celui qui courait le moins vite, celui
qui n’en pouvait plus de boire et de manger tandis que tous continuaient. Ici,
c’était Simon saint Pierre, Simon l’étendard, Simon la bannière ou Simon Rome. Enfin,
chaque jour les Templiers blancs le baptisaient d’un nouveau nom. Simon était
si fier.
En échange de l’or des Hospitaliers, les Assassins leur
avaient remis un curieux céphalotaphe et une jeune femme – une otage
qu’ils avaient capturée sur la route de Bagdad. Elle s’appelait Cassiopée. Mais
pourquoi valait-elle aussi cher ? Pourquoi les Templiers la
voulaient-ils ? Simon n’en savait rien. Mais il ne se lassait pas
d’admirer sa beauté. Elle avait été violée et battue à de nombreuses reprises.
Pourtant, sous les ecchymoses et les traces de tortures, sa grâce était une
lumière qui devait profondément le marquer. Il avait sans cesse en tête l’image
de cette jouvencelle à la peau brunie, aux yeux bleus et à la chevelure
châtain, qui pestait et mordait dès qu’on lui ôtait son bâillon et griffait
quand elle avait les mains libres. Ordre avait été donné de ne pas la quitter
des yeux et de la maintenir sous étroite surveillance, tâche dont Simon
s’acquittait avec bonheur quand son tour venait. Il réclamait les premiers
tours de garde. Il la contemplait, allongée sur les dalles d’un cul de fosse,
et partait lui chercher une natte de joncs, une courtepointe ou un samit
oriental, en fonction de l’heure, de l’endroit où ils étaient et de ce dont ils
disposaient.
En cet instant, elle était enfermée dans les geôles du
château de La Fève, puisque c’est là qu’ils séjournaient. Simon lui avait
apporté un tapis de selle, en s’excusant de n’avoir trouvé mieux. La belle
avait roulé le tapis en boule sous sa tête. Rien. Pas un regard. Alors, sans un
mot, Simon s’en était allé au sommet du donjon où il devait faire le guet. Ce
soir, il n’aurait pas le droit de la regarder dormir. Peut-être demain ?
Qui savait combien de temps ils resteraient à La Fève ? Seuls leur sénéchal
et l’émissaire du pape, à qui le vexillum de saint Pierre avait ouvert
les grilles du château, semblaient le savoir.
Penché par-dessus les créneaux, il chercha à discerner dans
la lumière rasante du couchant les sommets du djebel Ansariya. Ils devaient
s’élever au nord, mais il ne les voyait pas. Ce qui ne le surprit guère. Cela
faisait un certain temps déjà qu’ils avaient laissé derrière eux les pics
enneigés de l’Ansariya, et même ceux du mont Hermon. Leur unité avait parcouru
en quelques jours plus de distance que Simon n’en avait franchi durant ces
trois années passées à se morfondre en Occident. Il lui semblait également que
ces distances, traversées à une vitesse phénoménale en changeant plusieurs fois
de monture, n’étaient pas seulement physiques, mais aussi morales.
C’est alors qu’un cri d’oiseau retentit dans le ciel. Simon,
tout en continuant de s’abriter les yeux avec la main, le fixa du regard.
C’était un oiseau de haut vol. Son plumage était bleu-gris teinté de brun, et
son envergure de la taille d’une lance. Combien de mues avait-il ?
Il pensa à Wash el-Rafid. Il s’exerçait souvent au tir sur
les pigeons voyageurs des armées de Saladin, et même sur des rapaces. Simon se
dit qu’il ferait bien de l’avertir.
Mais, captivé par la beauté des évolutions du faucon, Simon
ne bougea pas. Il continua de regarder l’oiseau, qui semblait ne rien faire
d’autre que saluer la tombée du soir. Son cri lui disait quelque chose, lui
rappelait quelqu’un. Oui, il avait déjà entendu cet appel, comme une plainte,
comme un cri de douleur, un gémissement… Il eut alors une illumination :
c’était celui qui volait au-dessus de la forteresse d’El Khef, fief des
Batinis.
Simon l’avait pris pour un prédateur ayant son aire dans ces
montagnes. Apparemment, ce n’était pas le cas. À qui appartenait-il ? Aux
Assassins ? À Cassiopée ?
Et lui qui n’avait pas signalé sa présence ! Vite,
prévenir le seigneur el-Rafid et la garnison ! Il s’apprêta à donner de la
voix dans l’escalier en colimaçon de la tour de guet mais eut envie de voir,
une dernière fois, cet oiseau.
Simon était sous le charme des
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