Le Coeur de la Croix
reprendre son souffle, Eugénie ferma les
yeux et ramassa les bras sur sa poitrine avant d’être écrasée.
Sans attendre Simon, Taqi ad-Din et Cassiopée rejoignirent
les Moniales. Zénobie avait crié un ordre. Les femmes resserrèrent les rangs
pour ne pas se laisser déborder, opposèrent aux charges des cavaliers la double
lame de leur lance, qu’elles s’efforcèrent de ficher dans les naseaux des
chevaux. L’un d’eux s’effondra, touché au cerveau, écrasant son cavalier sous
son poids.
Les Amazones reprenaient espoir. Leurs lignes
résistaient : les Maraykhât ne parvenaient pas à les enfoncer, et grâce à
leurs sœurs perchées dans les grottes et au sommet des arches, elles
commandaient encore la ville. Lorsqu’une cacophonie de barrissements et de
grelots retentit non loin d’elles : les éléphants !
La végétation se teignit de rouge au passage de ces
monstres, qui renversèrent les palmiers et brisèrent les troncs, fauchant les
Moniales sans même s’arrêter. De la forêt entière des milliers d’oiseaux
s’envolèrent, gagnant à tire-d’aile le refuge du ciel. Le poitrail des éléphants
était comme un éperon de navire, qui trace sa route dans une mer agitée sans se
soucier de la tempête – puisqu’il est la tempête. Leurs pattes étaient des
maillets de Titan, qui maculaient leur peau grise de motifs horribles quand
elles écrasaient les Moniales, dont le sang jaillissait en une écume
bouillonnante. Leurs défenses étaient deux formidables sabres, et beaucoup
devaient secouer la tête pour se débarrasser des soldates qui s’y trouvaient
empalées. Enfin, ils avançaient, impavides, et derrière eux marchait le reste
des Maraykhât, l’odieuse infanterie armée de piques barbelées qu’on avait mises
à tremper trois nuits durant dans les excréments, pour les empoisonner.
S’éloignant aussi vite que possible de ce tumulte, Yahyah
parcourut les grottes à la recherche de Morgennes. Il fallait le
prévenir ! Où était-il passé ? Brusquement, alors que le combat
faisait rage, il tomba nez à nez avec Massada, encadré par deux Moniales. Elles
ne le quittaient pas d’une semelle, bien qu’il fût enchaîné.
— Vous ! s’exclama Yahyah.
— Toi ! fit Massada.
Babouche (qui avait suivi Yahyah) grogna, gronda, tourna
avec passion autour de Massada, et lui mordilla les chevilles.
— Yahyah ! implora Massada. Il faut me comprendre,
je n’avais pas le choix, je…
Yahyah lui cracha à la figure :
— Je ne veux plus vous voir ! Je ne veux même plus
entendre parler de vous, vous n’existez plus !
Puis il prit Babouche dans ses bras, et se laissa couler au
bas d’une échelle de cordes.
— Attends ! hurla Massada. Ne me laisse pas avec elles !
Tu ne sais pas ce dont elles sont capables ! Je les connais !
Mais Yahyah ne l’entendait déjà plus. Pourtant, Massada
continuait :
— Je suis faible ! Je suis lâche, c’est
vrai ! J’ai eu peur, je le reconnais, mais je ne veux pas mourir !!!
D’un violent coup de lance entre les jambes, l’une des
Moniales le fit tomber par terre, et lui lança :
— Silence !
Massada se redressa péniblement sur ses rotules endolories,
et regarda ses mains. La peau avait bruni, les ongles étaient tombés.
Reconnaissant les premiers symptômes de sa maladie, il se mit à pleurer.
Morgennes suivit Yemba et Guillaume dans les profondeurs du
temple, là où les galeries s’enfonçaient dans la roche, comme les racines d’un
arbre gigantesque.
— On arrive bientôt à la mine ? demanda Morgennes.
— Chaque chose en son temps ! répondit Guillaume.
— Comme il est dit dans Matthieu, poursuivit
Yemba : « Qui ne prend pas sa croix à ma suite n’est pas digne de
moi. »
Puis, pour ajouter du poids à cette réplique, il lui flanqua
une claque sur l’épaule, à l’endroit non seulement de son ancienne blessure,
mais aussi là où Morgennes avait appuyé la lourde croix de bois, la Vraie
Croix, qu’ils venaient de détacher.
Un mécanisme dissimulé dans un détail de la dernière
mosaïque – derrière les mains jointes de Sophrone et de Marie –
permettait par un ingénieux système d’engrenages, de poulies et de cordes, de
la faire descendre. Morgennes l’avait récupérée. Elle pesait fort lourd, comme
si le poids des ans s’était ajouté à sa masse.
Mais ce n’était pas l’unique préoccupation de Morgennes.
— Mon épée ! disait-il.
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