Le Coeur de la Croix
impossible aux plus avisés que son mari n’en fût pas ruiné. Mais,
s’il était toujours si cruellement à court d’argent, ce n’était pas à cause de
sa femme : c’était à cause d’un secret.
Quant à son or, s’il entrait dans ses caisses (même s’il s’y
évanouissait, comme l’eau dans le tonneau des Danaïdes), ce n’était pas grâce à
la protection de l’Église – ou plus précisément celle du patriarche de
Jérusalem. Non. Si Massada était riche, c’était grâce à son âne. Et cela, il
l’ignorait lui-même. Jusqu’à ce jour de la mi-juillet.
Les feux de la défaite de Hattin commençaient à peine à
s’éteindre quand Massada s’avisa brusquement de ce que son âne, qu’il avait
pourtant depuis fort longtemps, était toujours en vie. Pourquoi s’en
inquiétait-il seulement maintenant ?
À vrai dire, il s’en était déjà étonné, mais sans y accorder
trop d’importance. « Cet âne est vieux, se disait-il. Il va bientôt
mourir. »
Mais l’âne ne mourait pas.
Il le nourrissait d’avoine et de seigle, lui parlait parfois
à l’oreille, le brossait chaque matin et lui offrait de nouveaux fers une fois
l’an : c’était donc un âne comme les autres, qui travaillait comme les
autres, mais qui était toujours en vie malgré son âge vénérable.
D’ailleurs, quel âge avait-il ? Difficile à dire. Il
avait toujours été vieux. Il était pelé, des plaques de peau rougie par la
maladie couvraient en partie son corps, ses genoux étaient cagneux et ses
pattes aussi tordues que le bâton dont son maître s’aidait pour marcher.
Cependant, il avançait toujours. À l’endroit du licol, une sorte de
renfoncement s’était créé à force de tirer la carriole, et sa tête était
généralement baissée. L’âne ne se plaignait jamais.
Massada le tenait de son père, qui le tenait lui-même d’un
vieillard secouru jadis, non loin de Jérusalem. C’était en l’an de grâce 1101,
et ce vieillard, un petit homme noiraud à la mine peu fière, était tombé dans
une embuscade tendue par des coquins. Ils le rouaient de coups lorsque le père
de Massada, qui s’appelait Abraham, les aperçut. Comme il avait un gourdin, il
défendit le petit homme contre les trois brigands. Ceux-ci furent bientôt mis
en déroute et détalèrent, pour le plus grand bonheur d’Abraham – qui
préférait les voir s’enfuir plutôt que se voir mort.
Le vieillard qu’il avait sauvé, loin de se réjouir, était en
larmes.
— Pourquoi pleurez-vous ? demanda Abraham.
— En vérité, dit le vieil homme, parce que j’ai péché,
et que c’est la seconde fois. J’avais déjà tenté de m’enfuir il y a trois ans,
en compagnie de Guillaume le Charpentier, comte de Melun. Tancrède nous avait
rattrapés, et j’avais été pardonné. Aujourd’hui, Jérusalem étant prise et ce
bon Godefroi étant mort, j’ai voulu rentrer chez moi. Apparemment, Dieu ne le
veut pas…
Le père de Massada ne savait que répondre. Il regardait cet
homme et son âne, et ne comprenait pas à qui il avait affaire.
— Cela vous attriste ? demanda-t-il.
— Cela me peine, oui. J’aimerais tant revoir Amiens. Je
ne veux pas mourir ici.
— Vous venez donc d’Amiens ?
— Oui, répondit le vieillard.
— Mais qui êtes-vous ?
— Je me prénomme Pierre, mais tous m’appellent
l’Ermite.
— Pierre l’Ermite ! s’exclama Abraham comme frappé
par la foudre. Et vous voulez rentrer chez vous alors qu’ici vous êtes un saint
et que tous vous vénèrent !
Pierre hocha la tête.
— La vérité, soupira-t-il, c’est que je n’ai jamais
voulu venir ici.
— Mais, alors ?
— C’est à cause de cet âne, concéda-t-il en désignant
l’animal.
Il ramassa un caillou et le lui jeta. La pierre atteignit la
bête au flanc, mais elle ne broncha pas et continua de paître comme si de rien
n’était.
— Si je comprends bien, c’est la faute d’un âne si vous
avez pris la croix ?
— J’ai pris la croix parce que j’aimais mon âne, et
qu’il a été le premier à répondre au prêche d’Urbain II lorsque Sa
Sainteté nous enjoignit de la prendre. Lorsqu’il se mit en route pour l’Orient,
je fus saisi par la peur et le suivis. Une première fois, déjà, j’avais voulu
faire le pèlerinage jusqu’à Jérusalem, mais la fatigue, la faim, le
froid – la faim surtout – m’avaient fait rentrer chez moi. Ce fut
d’ailleurs sur le chemin du
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