Le combat des ombres
pratique.
Abasourdie, éblouie par cet alléchant futur, Mathilde se sentit une infinie reconnaissance pour cette grisante créature qui la sauvait du pire, du couvent, de cette fin de vie qu'elle avait crue définitive. Sa petite cervelle étriquée n'alla pas chercher plus loin. Elle obéirait à cette femme en tout, elle l'imiterait, deviendrait aussi belle, aussi conquérante qu'elle. Le monde tomberait à ses pieds, enfin. Eudes de Larnay allait mordre la poussière. Quant à sa mère, par la faute de qui tout était arrivé, elle lui ferait rendre gorge. Elle récupérerait ce qui lui revenait de droit et de sang, et bien davantage encore.
Un bruit léger. Aude tourna la tête vers la porte et adopta aussitôt un ton doux et grave :
– Oh ma mie, comme je suis soulagée de vous voir dans ces dispositions. Non pas que je m'en étonne. Votre excellent naturel…
Madame de Neyrat feignit la surprise en découvrant madame d'Etreval, l'abbesse. Elle se leva, aussitôt imitée par Mathilde.
– Sexte* est proche, madame. Je vais vous devoir prier de quitter nos murs.
Aude porta la main à la bouche en signe d'excuse. La venue de l'abbesse, quand une moniale aurait dû ramener Mathilde au cloître, prouvait assez l'espoir que celle-ci avait formé de voir la jeune fille s'amender.
– Madame ma mère, votre pardon. La longue et fructueuse conversation que je viens d'avoir avec ma nièce m'a fait perdre le compte du temps. (Se tournant vers la jeune fille, Aude, en tante attentionnée, recommanda :) Allons ma douce mie, faites selon votre cœur qui est pur.
Baissant la tête, joignant les mains, Mathilde s'avança vers la petite femme et murmura :
– Ma mère bien-aimée, je ne sais comment vous supplier de me pardonner. J'ai été sottement rebelle. Vos continuels efforts pour m'aider, m'accueillir auraient dû me déciller. À ma décharge ma jeunesse, le sentiment, également, que j'avais été abandonnée par ma famille. Quel déchirement.
Au visage ancien qui s'éclairait de contentement, au soupir soulagé de la petite femme qui menait cet univers de prière plus puissant qu'une grosse seigneurie, Aude se réjouit. La partie n'était pas gagnée mais elle était bien engagée.
1 En 1224.
2 Aujourd'hui Moslins. De nombreux moulins s'élevaient dans cette région, expliquant vraisemblablement le nom moyenâgeux.
3 Le village sera en effet intégré au fief de Molin deux ans plus tard.
4 Pièce donnant sur l'extérieur.
5 Les portes étaient le plus souvent surveillées par des serviteurs laïcs.
6 Par opposition aux grands barons de l'État.
7 De oblatus : « offert ». Toute personne (souvent des enfants) offerte ou qui s'offrait à Dieu et à un monastère, ainsi que ses biens.
8 Il s'agissait de l'abréviation de « mon amie ». Le terme impliquait tout aussi bien l'amitié ou la tendresse que le sentiment amoureux.
9 « Sainte-nitouche » n'est venu que plus tard.
10 À l'origine « habitant du manoir ». Le terme n'a rien de péjoratif au Moyen Âge.
11 Usufruit attribué par coutume à la veuve sur les biens de son mari. De moitié des biens possédés par le mari avant le mariage dans la région de Paris, du tiers sous la coutume normande.
12 Hospice où l'on entassait aussi bien les malades impécunieux que les malades mentaux.
Manoir de Souarcy-en-Perche, août 1306
Agnès regarda autour d'elle. La grande cour était déserte à l'exception des deux molosses de Beauce qui foncèrent vers eux, babines retroussées, pour piler dès qu'ils reconnurent leur dame. Elle héla au service. Un rugissement explosa dans les communs. La lourde porte d'une écurie fut repoussée comme s'il s'était agi d'une simple peau huilée. Gilbert le Simple déboula, crinière en folie, et se rua vers sa maîtresse en hurlant :
– Not'bonne fée qu'est d'retour, enfin ! Oh, doux p'tit Jésus, c'te merveille ! bafouilla de bonheur le titan dont l'esprit était resté celui d'un enfançon.
La jument baie ne fit montre d'aucune nervosité lorsque la masse de muscles fondit sur elle. Elle ne renâcla pas lorsque Gilbert la saisit aux rênes. Agnès s'était toujours émerveillée de ce lien muet qui semblait unir Gilbert aux animaux. Même le jarse 1 vindicatif, qui fonçait en sifflant vers ses proies humaines sans attendre de provocation de leur part, le suivait en cordialité. Quant à Mariolle, l'étalon de Perche qui terrorisait tous les valets de ferme tant il était
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