Le combat des ombres
habile à vous pousser au fond de sa stalle pour vous y décocher une ruade ou vous écraser contre le mur de sa croupe, il patientait, l'air étonné, lorsque Gilbert changeait le foin de l'écurie.
– Mon doux Gilbert, aide-moi à démonter, je suis lasse, ordonna Agnès d'un ton doux en caressant la tignasse emmêlée. Notre course était longue. Je nuiterai au manoir.
Il la souleva telle une plume de sa selle de dame et la déposa au sol avec une étonnante délicatesse.
– Charge-toi de nos montures et demande que l'on prépare une paillasse et un souper chaud pour mon gens d'armes, veux-tu ?
– Voui, voui, ma fée. T'en sera d'vos ordres. Viens, toi. Qu'est-que tu restes vissé à ta selle ? À va pas s'déboucler avec ton cul d'ssus, pour sûr ! lança-t-il au cerbère qui veillait sur les courses de la comtesse.
L'homme, habitué aux manières plus civiles des gens du comte d'Authon, s'exécuta un peu étonné. Agnès réprima un sourire.
Adeline déboula des cuisines, s'essuyant les mains dans un tablier raide de graisse et de crasse. Agnès songea qu'elle allait devoir remettre un peu d'ordre avec doigté. L'adolescente lourdaude se plia en une révérence maladroite qui faillit la déséquilibrer.
– Oh… Doux Jésus, et moi qu'ai rin d'prévu ! Oh ! lala… L'Gilbert a pas cueilli des truites d'Huisne vu qu'on vous attendions point. Et c'te maigre 2 , en plus, se désespéra-t-elle. J'pouvions point égorger une volaille.
– Ne t'inquiète, Adeline, une soupe et un bout de pain nous conviendront. Je ne tarderai pas à me retirer dans ma chambre. Je suis fatiguée.
– Ah crénom 3 … J'vas mieux faire, s'obstina la servante qu'Agnès avait nommée maîtresse des cuisines et des vivres, un titre ronflant pour une grosse ferme seigneuriale telle que Souarcy, mais de nature à satisfaire la pauvre fille envers qui le sort ne s'était pas montré tendre.
Celle-ci désigna le gens d'armes d'un mouvement de menton et, baissant le ton, se justifia :
– Après, qu'y dise à l'château de not'maît' que j'savions point m'dépêtrer d'l'arrivée de not'dame. Ah, ben q'nenni, pas de c'te honte-là ! J'préférions encore une bonne colique ! M'en va prévenir la souillon 4 qu'a lance une grosse flambée dans la salle commune, et vos appartements, not'dame. C'te humide.
L'air buté, elle se plia à nouveau en révérence et fonça vers ses cuisines.
Relevant d'une main le devant de sa robe, Agnès se dirigea d'un pas lent, presque hésitant, vers les marches plates qui menaient à la salle commune. Elle frissonna. En dépit des torches de résineux 5 que la souillon venait d'allumer, la vaste pièce était plongée dans une semi-pénombre. Entre ces murs austères, suintant de l'humidité de l'abandon, tant de Souarcy avaient vécu. Sa vie, pourtant courte encore, défila dans son souvenir. Hugues son époux, éventré par les andouillers d'un cerf blessé, avait été allongé sur la lourde table après que son interminable agonie lui ait enfin concédé le privilège de l'ultime soulagement. Dans cette salle, elle avait regardé grandir ses deux filles, dont l'une ignorait leur véritable lien de sang. Un monstre innommable et enjôleur, un seigneur inquisiteur, était venu la quérir devant cette cheminée pour la traîner vers la souffrance, la mort. Et puis, un homme sombre, lourd et bouleversant s'était embourbé dans son amour, dans ses mots. Agnès avait découvert l'éclat de la vie, la conquérante envie de s'offrir sans réserve.
Bientôt deux ans d'une existence qui la surprenait chaque jour au point qu'elle redoutait parfois de s'éveiller d'un rêve magique. Deux ans d'une passion si complète, si parfaite, d'un amour si total que le souffle lui faisait défaut lorsqu'elle distinguait au loin la silhouette de son époux, lorsqu'il plissait les paupières au soir échu, inclinait la tête, quêtant son désir de lui du regard. À la vérité, Agnès s'était satisfaite de sa vie d'épouse avec Hugues de Souarcy. Courtois, respectueux, cet homme de foi et de guerre l'avait toujours traitée avec prévenance et tendresse. Toutefois, elle avait ignoré jusqu'à son mariage avec Artus d'Authon la folie des corps qui se cherchent et se donnent, le manque insistant, presque douloureux de l'autre lorsqu'il s'éloigne quelques heures, le soulagement de le revoir, de le voir enfin, de mêler ses doigts aux siens. Elle réprima un rire en haussant les épaules.
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