Le combat des ombres
Dieu du ciel, quelle bécasse elle faisait ! Son humeur s'assombrit aussitôt. Il ne manquait qu'une chose cruciale à son complet bonheur : retrouver Clémence, la serrer entre ses bras à l'étouffer, couvrir ses cheveux de baisers. Elle allait la retrouver, elle ne s'apaiserait que lorsque son enfante serait contre son flanc, en sûreté. Étrangement, Agnès la sage, la belle dame réfléchie, avait découvert une part d'elle-même, si occulte qu'elle ne l'avait jamais pressentie jusque-là. À peine avait-elle entrevu ce gouffre d'ombre lors de son procès inquisitoire, quand son aînée Mathilde avait tenté d'envoyer Clémence au bûcher. La fureur avait envahi Agnès alors même que son épuisement de privations l'encourageait à se soumettre. Une fureur sans limites, pas même celle de la pitié. Elle s'était su capable de tout afin de protéger Clémence. Agnès la raisonnable, que charmaient les délicates poésies de madame Marie de France*, que ravissaient les roucoulements d'une pigeonne, qu'enchantait une pluie d'été, avait découvert une fauve en elle, dont elle n'avait jamais soupçonné l'existence. Elle l'avait ensuite muselée, domptée dans l'espoir qu'elle disparaisse tant cet autre elle-même l'inquiétait. Elle avait cru y parvenir, jusqu'à la disparition de son enfante chérie.
Trois jours après la saisissante découverte de Francesco de Leone, de Clémence et d'Annelette Beaupré, sœur apothicaire d'alors et maintenant mère abbesse des Clairets, dans la bibliothèque secrète de l'abbaye, Agnès s'était inquiétée au soir de l'absence de l'enfante. Elle l'avait trouvée presque distante, encore plus silencieuse qu'à son habitude depuis son retour d'aventure. Elle avait grimpé avec prudence les barreaux de la frêle échelle qui conduisait vers les combles, la tanière de Clémence. Dès qu'elle s'était rétablie sur le plancher, elle avait senti qu'une effroyable épreuve l'attendait. Les vêtements de garçon de ferme de sa fille avaient disparu. Agnès avait ramassé la courte missive déposée à son intention sur la paillasse.
L'émotion lui fit monter les larmes aux yeux. Les mots, chaque phrase qu'elle avait lue cent fois se traça dans sa mémoire :
Madame, ma chère mère adorée,
Il me faut peser chaque mot puisque j'ai décidé que cette lettre serait brève tant j'étais poussée à noircir les pages d'un épais volume de l'expression de mon amour pour vous et de sa persistance, à jamais. J'ai compris il y a quatre jours, devant ce papyrus, la force du vôtre, et cette certitude est la seule chose que je souhaite emporter.
Peut-on lutter contre son destin ? Je l'ignore, mais j'entends le tenter, grâce à la bravoure qui me vient en héritage de vous.
Ah madame… si vous saviez. Mon rêve ne dura que quelques ridicules secondes, là-bas, lorsque je compris que j'étais votre fille, et à quel point vous m'aimiez. Je n'ai alors vu qu'une chose. Je nous ai vues nous promenant au soleil couchant, dans le magnifique parc du château d'Authon. Vous passâtes votre bras autour de mon cou, et j'enserrai votre taille du mien. Nous rîmes tant lorsque vous vous trompâtes systématiquement dans le nom des fleurs que nous contemplâmes. Ah madame… quelle plénitude ! Si brève, mais la plénitude peut-elle s'attarder ? Quelques fugaces instants, juste avant de décider que j'échapperai au chevalier de Leone et aux siens, à leur absolue foi et à leur pur amour. Juste avant que je décide de me défendre seule contre mes ennemis. Le rêve a volé en éclats. Il me faut partir.
Sachez, madame, que partout où je me trouverai, vous serez avec moi. Dieu veille sur vous.
Je supplie le ciel de ne vous occasionner aucune peine. Madame, votre chagrin de moi me serait mortel.
Vivez comme la magnifique que vous êtes.
Clémence, votre fille tant aimante.
Les sanglots avaient suffoqué Agnès. La feuille lui avait échappé d'entre les doigts et elle était tombée à genoux. Elle avait hurlé comme un animal durant ce qui lui avait semblé une éternité. Jamais elle n'avait cru abriter en elle ce cri de bête, gigantesque, presque sans fin. D'où lui venait-il ? D'un amour infini et implacable sur lequel n'avaient jusque-là pesé que des menaces contre lesquelles elle se savait capable de lutter : Eudes, le véritable sexe de Clémence, Mathilde, la précarité de leurs vies. Pourtant, aujourd'hui, des créatures d'une puissance inouïe, d'une inexorable
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