Le combat des ombres
dans la nuit pour s'y atténuer progressivement. L'aube apporte pour quelques heures une fraîcheur bienvenue mais fugace. Profitons-en.
Arnaud de Viancourt devança Leone. Il s'écarta des murailles, avançant d'un pas lent en se gardant de se rapprocher des bâtiments. Leone ne fut pas dupe. L'apaisement apporté par l'aube n'avait que peu à voir dans le désir de promenade du prieur. Celui-ci souhaitait l'entretenir d'une affaire d'importance. Il craignait les espions que Lusignan avait placés partout, et sans doute au sein de leur Ordre, aussi ne s'engageait-il dans une conversation d'importance qu'hors les murs de son bureau ou de sa bibliothèque.
Ils se rapprochèrent en silence d'une haute volière dans laquelle se charmaient en roucoulant des colombes et des tourterelles. L'exquis vacarme couvrirait leur échange, et Francesco se demanda si l'insistance avec lequel le prieur avait souhaité l'installation des tendres oiseaux à l'ouest de la cour tenait véritablement, ainsi qu'il l'avait affirmé, au plaisir qu'il éprouvait à les contempler.
– Je vieillis, mon ami, répéta le petit homme. J'en viens à déplorer que toutes les créatures de Dieu n'aient pas la grâce inutile de ces oiseaux.
– Si toutes la possédaient, la distinguerions-nous encore afin de nous en réjouir ?
Un pouffement d'hilarité lui répondit :
– Vous marquez un point, Francesco. L'Homme est ainsi fait qu'il lui faut le pire pour reconnaître le meilleur. Triste constat. Changerons-nous jamais ?
Son regard balaya la cour avec lenteur et une feinte indifférence. Il hésita. Francesco de Leone songea qu'il cherchait l'un des préambules dont il était coutumier. L'esprit d'Arnaud de Viancourt lui faisait l'effet d'un complexe échiquier, dont les pièces obéissaient à des règles mouvantes. Il les semait selon un ordre déroutant. Pourtant, soudain, elles s'organisaient pour former une ouverture à l'implacable rigueur. Le chevalier se trompait. Arnaud de Viancourt soupesait les informations qu'il lâcherait. Leone ne devait pas encore soupçonner que le prieur organisait leur Quête depuis des décennies, qu'il manœuvrait dans l'ombre pour contrer les agissements de leur ennemi juré : Honorius Benedetti.
Deux ans plus tôt, Viancourt avait remporté une bataille décisive, grâce à l'aide de Clair Gresson, l'un de ses plus talentueux espions placé auprès de Guillaume de Plaisians, la deuxième tête plantée sur les épaules de monsieur de Nogaret, ainsi qu'il se murmurait dans les couloirs du Louvre. Clair Gresson s'était rapproché d'Honorius dont il avait affirmé partager les thèses : l'homme était incapable de rejoindre la pureté et la lumière du Christ si on ne l'y contraignait pas. Gresson était parvenu à convaincre le camerlingue de sa foi absolue : le chaos guettait l'humanité si on lâchait la laisse qui la retenait. Seuls la peur, l'ordre établi, l'Église préserveraient les hommes du pire, c'est-à-dire d'eux-mêmes. Gresson avait menti avec finesse, renseignant faussement Benedetti sur l'identité du prélat pressenti par le roi de France pour s'installer sur le Saint Trône. Philippe le Bel avait besoin d'un pape docile, quitte à soudoyer d'autres cardinaux afin de s'assurer son élection. De confidentielles approches avaient permis au souverain d'arrêter son choix sur monsieur de Got*, archevêque de Bordeaux, puisque les voix des Gascons lui étaient acquises. De surcroît, monsieur de Got était réputé pour son intelligence, son sens de la diplomatie, mais certes pas pour sa forte tête. Nogaret s'était donc convaincu qu'il serait aisé à mener et qu'il concéderait au roi ce que celui-ci désirait en reconnaissance de son aide : un procès posthume contre la mémoire de Boniface VIII et la réunion des ordres soldats sous la bannière de son fils Philippe de Poitiers. Il fallait donc à tout prix protéger la candidature de monsieur de Got afin d'empêcher l'élection d'Honorius Benedetti, favori de quelques prélats italiens, ennemi redouté de la plupart des autres. Clair Gresson s'y était employé. Prétendant espionner pour le compte du camerlingue, il lui avait jeté un autre nom en pâture : Renaud de Cherlieu, cardinal de Troyes, précisant que ce dernier s'était montré complaisant au sujet du procès posthume contre Boniface qui hantait le roi. L'offensive n'avait pas tardé. Honorius avait puisé avec libéralité dans son trésor de guerre,
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