Le combat des ombres
dispensé les promesses, distillé les menaces. Homme de derrière la tenture, il briguait la tiare papale, non qu'elle le séduisît. Seul l'immense pouvoir qu'elle conférait à celui qui la ceignait l'intéressait, le pouvoir de sauver l'homme de lui-même pour l'amour de Dieu.
Des rumeurs s'étaient propagées à la vitesse de l'éclair, semées et attisées par les hommes du camerlingue. Faute de temps, Honorius avait opté pour une accusation presque impossible à contrer : la tolérance coupable de monseigneur de Troyes pour les hérésies et les déviances religieuses. L'incrédulité avait d'abord gagné Renaud de Cherlieu, homme débonnaire. Il avait demandé conseil et protection à monsieur de Nogaret. Cependant, le conseiller du roi avait fort à faire et, bien qu'ignorant son origine, se satisfaisait assez de l'anathème 4 qui menaçait de frapper monseigneur de Troyes. Ce dernier risquait un procès inquisitoire. Cette diversion bienvenue arrangeait le roi de France et permettait à Nogaret, ainsi qu'à Plaisians, de pousser leur pion : monseigneur de Got. Le doute avait cédé place à la peur en Renaud de Cherlieu. Sans comprendre l'injuste acharnement dont il était victime, il avait requis audience du camerlingue Benedetti. Si Honorius avait dissimulé avec aise la surprise que lui occasionnait sa visite, il avait dû fournir un gigantesque effort pour ne pas laisser exploser sa rage lorsqu'il avait compris que Clair Gresson, ce jeune homme à la fougue, à la piété tellement séduisante, l'avait dupé comme personne ne s'y était risqué auparavant. Honorius Benedetti avait alors tenté de rectifier sa stratégie. Trop tard. Les mois durant lesquels il s'était tout entier consacré à l'anéantissement de Renaud de Cherlieu avaient été décisifs. Monseigneur de Got serait élu. Il n'y pouvait plus rien.
Viancourt soupira, passant deux doigts entre les mailles de la volière pour caresser la gorge d'une tourterelle qui inclina le col vers lui. Le vieil homme détailla à nouveau son jeune frère. Francesco de Leone devait avoir vingt-sept ans. Encore jeune et pourtant millénaire de tous les combats auxquels il avait prêté sa lame ou son intelligence. Comme lui, comme tant d'entre eux, Leone avait traversé des champs de bataille transformés en boucherie, en charnier par la folie des hommes. Comme lui, il avait achevé d'un coup d'épée des compagnons agonisants afin de leur épargner la fureur vengeresse de l'ennemi. Comme lui, il s'était émerveillé d'un petit matin solitaire et frais, de l'odeur des amandiers, d'un chant de cigale, songeant que Dieu était là, enfin. Le prieur remarqua les premières rides fines du haut front pâle derrière lequel se dissimulaient tant de choses que Leone croyait secrètes. Le chevalier était assez grand. Ses traits fins, bien dessinés, ses cheveux blonds moyens et ses yeux d'un bleu de mer profonde trahissaient ses origines d'Italien du Nord. Le nez droit, les lèvres charnues, le sourire qui parfois lui montait vers les tempes avaient dû charmer tant de femmes, sur tant de continents. Pourtant la continence charnelle de Leone, son absolue obéissance à la discipline qu'il avait épousée, sa foi brûlante ne faisaient aucun doute dans l'esprit du prieur. Son intelligence aiguë et la pureté de ses buts non plus.
– Francesco, mon valeureux guerrier. N'est-il pas bien attristant que je ne me sente d'absolue confiance qu'en vous ?
Leone lutta contre l'embarras qui le gagnait. Il mentait au prieur depuis des années, menant une Quête secrète dont le flambeau avait été transmis par un templier dans les souterrains d'Acre, juste avant la chute de la citadelle. Le prieur perçut sa gêne bien plus clairement que le chevalier ne le soupçonnait. Il biaisa par affection :
– Nous sommes tant d'êtres à la fois, mon ami, qu'il serait bien fol que je prétende vous connaître tout à fait…
Inquiet, Leone le fixa. Que signifiait au juste cette constatation ? Qu'avait deviné Viancourt ?
– Au demeurant, nous sommes tous dans l'incertitude des autres. Ainsi, notre grand maître, que je considère comme un ami, me surprend-il parfois. Voyez-vous, Francesco… l'âge ne rend pas nécessairement plus sage. Cependant, il rend plus urgent. Il me vient des raccourcis que je n'eus pas tolérés dix ans plus tôt. L'important n'est pas de savoir ce que sont au juste les êtres, mais d'être certain de ce qu'ils ne deviendront
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