Le combat des ombres
jamais, sous nulle contrainte, pour aucun gain. Je sais ce que vous ne serez jamais et c'est un beau soulagement. L'existence, aussi rude et ingrate soit-elle, n'abîme que ceux qui le lui permettent. Je ne les condamne pas. Il est parfois si ardu de s'accrocher aux plus belles choses de soi-même. Or, elles sont notre ultime force.
Un mince sourire étira les lèvres de l'homme fluet. Il soupira :
– Ne voilà-t-il pas que je vous pousse vers un gouffre de spéculations ? Votre mutisme en est la preuve. Votre pardon, mon frère. Bah, c'est le privilège des vieillards de divaguer un peu sans que nul n'ose les interrompre.
– Divaguer ? Je sens, au contraire, que tout cela nous conduit vers un point précis que je ne perçois pas encore, rectifia Leone, sur ses gardes.
– Et vous avez grand raison : votre départ de Chypre pour le royaume de France, dès le demain. Votre billet de congé 5 , signé de ma main, est prêt. C'est également la raison pour laquelle je me suis épanché plus tôt auprès de vous. J'ignore, Francesco, si nous nous reverrons en ce monde.
– Que…
Viancourt l'interrompit d'un geste :
– Je ne redoute pas la mort. Elle fut, elle demeure notre plus tenace compagne, à vous, à moi, à nous tous en ces lieux. Rassurez-vous : je ne la sens pas encore ramper vers moi. J'espère qu'elle aura la courtoisie de me prévenir de son avancée. Elle me le doit bien après avoir investi mes jours et mes nuits, ma vie durant. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas tant du sable qui me demeure que de la durée de votre absence.
Le soulagement le disputait à la surprise en Francesco de Leone. Rejoindre la France, Agnès d'Authon, sa cousine qui ignorait leurs liens de sang. Veiller sur elle afin que nul n'attente à la vie qu'elle devait à nouveau porter. Pourfendre les sbires de Benedetti, s'ils en venaient à cela. Toutefois, quelle puissante raison motivait son départ, puisque le prieur ignorait tout de sa Quête et d'Agnès, du sang différent* qui devait renaître d'elle ?
– J'accepte cette mission. Quelle est-elle ?
– Vous m'en voyez soulagé. Grandement. Honorius a déployé ses tentacules et vous n'ignorez rien de leur redoutable puissance.
– Que complote-t-il ?
Le prieur hésita une dernière fois. La vérité l'aurait soulagé. Son heure n'était pas encore venue.
– Nous l'ignorons au juste, mentit Arnaud de Viancourt. En revanche, il est évident que la réussite de notre adversaire serait notre échec. Veut-il se débarrasser de Clément V dont il n'a pu éviter l'élection ? Après tout, nous sommes convaincus qu'il est le donneur d'ordre de l'enherbement de Benoît XI. Nous avançons dans un épais brouillard, mon valeureux frère. Honorius cherche quelqu'un qu'il nous faut atteindre avant lui, que cette personne se révèle un allié ou un ennemi. Le fait que cet enfant revête tant d'importance aux yeux du camerlingue nous le rend terriblement précieux.
– Un enfant ? s'étonna Leone.
– C'est ce qui ressort des informations que nous sommes parvenus à glaner.
En réalité, Clair Gresson et ses espions sillonnaient le royaume depuis bientôt deux ans, à la recherche de ce jeune Clément de l'entourage de madame de Souarcy. En vain. L'idée était progressivement venue à Arnaud de Viancourt que, puisque Leone connaissait bien l'enfant, il lui serait plus aisé de le retrouver et de le protéger. Gresson lui prêterait main-forte, en toute discrétion.
– Un petit Clément, un valet de ferme croyons-nous, de la maison d'une dame, la nouvelle comtesse d'Authon.
Leone lutta contre la panique qui lui obstruait la gorge. Clément ! Pourquoi Benedetti le pourchassait-il ? Pour récupérer les manuscrits que le chevalier avait confiés à l'adolescent avant de rejoindre Chypre ? Le traité de Vallombrosa sans lequel le camerlingue ne pouvait interpréter le deuxième thème de la prophétie, et le grand cahier de notes sur lequel lui et Eustache de Rioux, son parrain d'Ordre, avaient recopié le carnet tendu par le chevalier templier dans les souterrains d'Acre, peu avant de trépasser ? Les deux volumes ne devaient jamais tomber entre les mains du camerlingue. À aucun prix. Viancourt prétendit ne pas remarquer le trouble qui avait fait blêmir son frère jusqu'aux lèvres et poursuivit :
– Il vous faut retrouver ce Clément. Je n'ai que fort peu d'indications à vous fournir. Ami, je m'en remets à vous.
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