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Le combat des ombres

Le combat des ombres

Titel: Le combat des ombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Andrea H. Japp
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sans nom, sans pardon. Le prix de sa malédiction. Il avait voulu sauver les hommes d'eux-mêmes par amour pour le Divin Agneau. Au lieu de cela, il avait détruit la seule chose qui demeurât pure chez lui, son infinie tendresse pour Benoît, son incommensurable besoin d'Aude. Étrange. Lui que l'intérêt n'avait jamais effleuré, que l'argent, la gloire, la puissance même n'avaient jamais grisé se retrouvait seul au centre d'un royaume de ténèbres dont il avait monté chaque pierre, dont il avait verrouillé chaque huis. Ce dédale de chausse-trapes, de faux-semblants, de masques hideux et grotesques l'écœurait aujourd'hui à l'asphyxie.
    Un chagrin immense. Sans fin. Un chagrin de titan qui se rendrait soudain compte que son pouvoir l'a abandonné. Un chagrin de vieillard qui constate en se retournant l'étendue du désert qu'il laisse derrière lui. Le désert et rien d'autre.
    Il redressa le torse et s'essuya le visage d'un revers de manche, tentant d'étouffer les sanglots qui s'obstinaient dans sa gorge.
    Qu'avait murmuré Benoît XI dans son dernier souffle ? « La Lumière, je vois la Lumière, Elle me baigne… À Dieu, mon doux frère. » Et puis, les doigts du pape s'étaient refermés en étau sur ceux d'Honorius. Et puis, la pression s'était relâchée d'un coup, laissant le camerlingue seul au monde et glacé.
    Qu'avait-elle dit la dernière fois qu'il s'était délassé en contemplant son sourire ? « C'est donc à ce monde imparfait que vous nous condamnez ? » Une tristesse étonnée avait alors éteint, durant un éphémère instant, le magnifique regard émeraude.
    Ineffable Agneau, je ne puis plus m'abuser. J'avoue, mon aveuglement n'eut d'égale que mon obstination. C'est que je T'aime tant. Je Te demande humblement pardon de T'avoir déçu, de n'avoir pas compris les signes que Tu daignais m'envoyer dans Ton infinie mansuétude. Étrangement, vois-Tu, je suis toujours certain d'avoir eu raison : seul l'ordre que nous avons imposé peut épargner aux hommes le chaos. Toutefois, je ne suis qu'un insecte. Je ne connais que le passé et le présent. Tu sais le futur. Tu es le futur. Le futur sera-t-il illuminé par Ta gloire ou se terminera-t-il dans un bain de sang ? Je l'ignore. Étrangement, cela n'a plus d'importance puisque Tu viens de m'indiquer que je n'étais pas celui qui installerait l'avenir. Pour le reste, mes crimes de sang, les ignominies dont je me suis rendu coupable, j'attends la sentence et la punition avec hâte. Payer enfin. Se décharger du remords. Dormir enfin.
    Il l'avait expliqué un jour, une éternité auparavant lui semblait-il, à Bartolomeo. Il est d'exceptionnels moments dans nos vies de détails que l'on néglige à tort. La grotesque hâte humaine à vouloir conclure et notre présomptueux désir de nous penser étalon du temps en sont la cause. Ces moments-là sont les serrures de nos existences. Une fois poussées derrière nous, les portes sont définitivement closes. Sans espoir, sans volonté de retour.
    Honorius Benedetti se laissa aller contre le haut dossier de son fauteuil et ferma les paupières, examinant avec soin l'instant présent. Nulle délectation, nulle appréhension. La simple certitude que le temps s'était suspendu.

    Il récupéra le long stylet à décacheter et contempla avec admiration son manche en ivoire, ciselé aussi précisément qu'une dentelle. Il souleva sa robe, examinant la peau pâle et fripée de ses cuisses. Il effleura son aine jusqu'à percevoir sous ses doigts le battement redevenu lent de son sang. Il enfonça d'une pression calme la lame du stylet. Une douleur aiguë qui n'était déjà plus la sienne. Un flot tiède et carmin trempa sa cuisse et dévala paresseusement vers son mollet, un autre, encore un autre. Il songea à compter ces petites bourrasques qui le vidaient de son sang mais préféra revenir une dernière fois au sourire d'Aude, à la voix lente et parfois incertaine de Benoît, aux parties de pêche à l'écrevisse dans lesquelles l'entraînait son frère, au rire de gorge de sa mère.
    Une impertinente pensée lui arracha un rire : comment allaient se débrouiller les huissiers et le chambrier afin d'effacer toutes traces de la marée rouge qui imbibait peu à peu le tapis ? Ils allaient devoir se démener afin de lui rendre belle figure. Clément V pourrait ainsi annoncer que son frère chéri avait trépassé d'une faiblesse de cœur, dans la paix de l'âme.

Château

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