Le combat des ombres
regard qu'il réservait à l'accoutumée à ceux dont il mettait en doute la probité. Elle détesta ce regard.
– Il est vrai, acquiesça-t-il d'un ton trop léger pour la rassurer.
Un autre silence remplaça ce qui prenait des allures de joute courtoise, lorsque chaque adversaire évalue les failles et les forces de son opposant. Un vertige, qui ne devait rien à l'enherbement dont elle avait été victime, déséquilibra légèrement Agnès. Dieu du ciel ! Elle se maudissait de ce revirement de sentiments, de la défiance et du chagrin qu'elle percevait en lui. La faute lui en revenait. Qu'avait-elle espéré ? Fallait-il être bien sotte ou insensée pour croire que cet homme intelligent, subtil, se laisserait berner durablement par quelques malhabiles menteries ? Certes, son amour pour elle l'avait aveuglé un temps. La terreur qu'il lui en veuille d'avoir profité de sa faiblesse d'amoureux avait ensuite dissuadé Agnès de dévoiler toute l'histoire de son existence.
L'entrée de la servante, portant avec délicatesse l'entremets, des coupelles de mistembecs 2 , meubla quelques instants leur mutisme, cette attente de plus en plus inconfortable des mots de l'autre. Au fond, Agnès était assez honnête pour admettre qu'elle n'espérait qu'une chose : qu'il ordonne et exige d'elle des éclaircissements. Ainsi, elle ne pourrait plus reculer. Ainsi, il lui ôterait les doutes qui la harcelaient. Que craignait-elle au juste ? Qu'il la déçoive par une étroitesse d'esprit soudaine. Qu'il la méjuge. Qu'il ne comprenne pas que ses actes de jeunesse, aussi répréhensibles fussent-ils, n'avaient été inspirés que par la terreur à l'idée de retomber aux griffes d'Eudes, d'être livrée à sa lubricité. Il lui fallait un enfant pour y échapper. Hugues de Souarcy étant stérile, un inconnu croisé dont elle avait tout oublié l'avait sauvée d'un danger bien pire que la mort.
L'appétit l'avait fuie. Elle attaqua pourtant les mistembecs, ne serait-ce que pour se donner une contenance. Artus vida d'un trait le fond de son verre et soupira de lassitude.
– Vous ennuyez-vous, monsieur ?
– À vos côtés ? Jamais, madame. (Soudain tendu, il poursuivit :) Agnès… l'on prétend que l'amour s'effiloche, surtout après enfant. Le croyez-vous ?
– Non pas, répliqua-t-elle avec véhémence. En tout cas, le mien pour vous ne fait que croître au point qu'il en devient vertigineux. (Inquiète, elle s'enquit :) Est-ce de votre part une courtoise manière de me prévenir que le vôtre tiédit ?
Un rire bas échappa à Artus.
– Je ne puis croire qu'une dame aussi fine que vous accorde la moindre foi à une telle supposition. Chaque instant de ma vie est rempli de vous. Alors que mon incarcération m'avait épuisé, je ne rêvais que d'une chose : vous allonger à mon côté et vous priver de sommeil des nuits entières. Est-ce là la marque d'un homme en désamour ?
– Douteriez-vous de mon amour ? Ce serait si insensé…
– Ma mie, je n'en doute pas, répondit-il d'un ton si triste qu'elle se leva pour le rejoindre et attrapa ses mains afin de les baiser. C'est votre réticence à m'accorder votre pleine confiance qui me blesse. Vous ai-je jamais donné occasion de penser qu'elle serait bafouée ?
– Oh, mon doux époux, protesta-t-elle. Vous, l'homme le plus honorable, le plus fiable, dont je sais qu'il accepterait la pire mort plutôt que de faillir à sa parole… Que dites-vous !
– Et pourtant, madame.
– Et pourtant ? parvint-elle à articuler.
Le cœur d'Agnès s'emballa douloureusement. Ainsi, elle avait vu juste. Artus avait perçu ses dérobades et ses demi-confidences. Elle se prépara au pire.
– De grâce, rejoignez votre chaise, madame, il me faut vos yeux.
Elle s'exécuta, contourna la table dans la lueur mouvante des torchères et du feu qui crépitait dans la cheminée. Durant quelques secondes, sa silhouette se décomposa, s'évanouissant dans le vacillement des flammes, pour renaître aussitôt. Artus refusa d'y voir un sombre présage. L'idée qu'Agnès pourrait disparaître un jour. La certitude que les liens innombrables qui les tenaient l'un à l'autre ne laisseraient rien de lui qui vaille la peine de poursuivre si elle se détournait. Il hésita à nouveau. Devait-il la forcer aux révélations ? Lui en voudrait-elle de la contraindre à admettre le secret qu'elle protégeait si jalousement ? Il craignait tant de
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