Le combat des ombres
d'Authon-du-Perche, novembre 1306
Les jours qui s'étaient écoulés depuis le retour d'Artus avaient été tissés de longs silences, entrecoupés de conversations de convenance. Après l'incommensurable soulagement de le savoir libre et lavé de soupçons, après la joie fébrile qui l'avait fait trembler lorsqu'elle avait, enfin, aperçu sa silhouette amaigrie démontant dans la cour, après l'éclat des nuits de retrouvailles où elle avait sangloté d'un bonheur de femme et de reconnaissance pour Dieu, était venu le temps des questions muettes. Ces questions qui empoisonnent les heures tant on redoute leurs réponses. Agnès les sentait tourner sans trêve dans l'esprit de son mari. L'homme d'élégance et de générosité hésitait encore à les poser, à l'acculer. Elle se détestait de cette lâcheté qu'elle se découvrait, elle qui avait tant lutté. L'amour rend pleutre envers l'aimé, parce qu'on craint de le perdre. Elle avait beau se répéter que rien n'est plus dévastateur que le travail de sape de l'incertitude, son courage la fuyait. Parfois, elle fonçait vers le bureau de son époux, décidée à l'éclairer en tous points sur son passé, ses filles, Clémence, la prophétie, le véritable rôle de Leone, la Quête. Pourtant, elle s'arrêtait brutalement à quelques pieds de la porte et s'en retournait à pas défaits vers ses appartements. Cent fois, elle avait espéré qu'un mot, un soupir la mènent, sans même qu'elle y réfléchisse, vers les confidences. En vain.
Le dîner avait semblé d'une indécente longueur à Agnès. Elle qui ne se rassasiait jamais de la présence de son époux, de ses sourires, de ses regards d'amant, comptait les minutes qui s'écoulaient entre chaque service. Son incohérence la stupéfiait. Les aveux se pressaient, exigeant de sortir d'elle. Pourtant, la terreur de leurs conséquences les paralysait dans sa gorge. Elle ne se lassait pas de la présence d'Artus, du moindre de ses gestes. Pourtant, cette présence l'oppressait. Une servante déposa devant eux le troisième service, un chaudumé 1 de brochet au verjus et au vin blanc, rehaussé d'une pointe de safran et de gingembre. La saveur aigrelette de la sauce se mêlait à la perfection à la finesse de la chair.
– Je vous vois bien songeuse, mon aimée… Et fort peu diserte. Vous remettez-vous bien de la monstruosité qui a failli vous coûter la vie ? Ah, madame, lorsque j'y songe, mes jambes se transforment en étoupe. Je ne cesse de penser, avec effroi, à ce qu'il serait advenu de ma vie que vous remplissez si totalement. (L'humour atténua la peur rétrospective et il acheva dans un sourire :) Belle preuve de l'égoïsme des mâles, me rétorquerez-vous.
– Que nenni, mon ami. Belle preuve d'amour aux yeux d'une dame que la certitude d'avoir investi la vie de son aimé. Quant à votre question, si fait. Je recouvre la santé chaque jour un peu plus, grâce à votre retour et aux soins continuels de messire Joseph. L'effroyable fatigue qui me coupait l'envie du plus minime effort s'est fort atténuée.
Un nouveau silence s'installa. Agnès se torturait l'esprit dans l'espoir de trouver quelques plaisantes anecdotes propices à relancer la conversation. Mais le besoin de dire, d'expliquer enfin l'étouffait.
– La compagnie du chevalier de Leone, que l'on voit bien peu auprès de nous, vous manquerait-elle, madame ?
– Non pas, répondit-elle dans un sourire forcé. Il est fort occupé. Une histoire de diptyque vendu par un sien cousin qui tient maintenant à le racheter, ai-je cru comprendre.
– C'est aussi ce qu'il m'a confié en offrant ses excuses et ses regrets pour ses fréquentes absences. (Il fronça les sourcils comme s'il éprouvait des difficultés à saisir un souvenir.) Pourtant, voyez-vous, madame, je n'y crois guère.
Un frisson parcourut Agnès, qui parvint à dissimuler l'alarme que ce commentaire faisait naître en elle.
– À ses excuses et regrets ?
– Non. À cette fable du diptyque. Allons, Leone serait revenu de Chypre, entreprenant un interminable et exténuant périple, à seule fin de récupérer une œuvre d'art ? Ce piètre prétexte serait distrayant si je ne percevais derrière une tout autre vérité, bien plus sombre et qui se dérobe. Du moins à ma compréhension.
– L'ordre hospitalier, à l'instar des autres, est connu pour ses secrets que nul profane ne peut approcher, biaisa Agnès.
Il lui destina un regard aigu, le
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