Le Conseil des Troubles
cerveaux vivants, provoquant d'affreux cris de douleur lesquels, une fois encore, le laissèrent de marbre.
Hofflingen regardait son maître qui mangeait avec lenteur au milieu des hurlements.
L'officier manchot se trouvait en grande perplexité. Tout d'abord, le Grand Maître des Teutoniques ayant relevé son voile, il observait ce visage qu'il était seul à connaître.
Aujourd'hui, il ne ressentait plus rien.
Mangeant avec délices, Von Ploetzen perdait un peu de sa superbe, d'autant qu'un petit dépôt de cervelle se trouvait au coin de ses lèvres rongées.
En outre, Hofflingen était agacé par la sophistication de ces mets, longue liturgie qui consistait à ne manger la cervelle que sur des bêtes vivantes et uniquement lorsque le cerveau est gorgé de sang. Hofflingen admettait mieux la première manière de son maître, à l'époque où il ne manifestait aucune gourmandise.
Il observa une des pattes toute crispée d'un des petits singes qui venait enfin de mourir. Sans doute l'officier manchot eût-il préféré rendre l'âme que de confesser cela, mais il éprouvait une sorte de... compassion, oui, de la compassion pour les trois petites créatures expirant au milieu de si affreux supplices.
Von Ploetzen réajusta son voile et jeta les cadavres des singes sur le sol où ils roulèrent telles des petites poupées brisées puis, s'étant essuyé la bouche avec un linge immaculé :
— Cette affaire Bamberg traîne en longueur, Ulrich ! Nous eussions été mieux inspirés en ne perdant point de temps à nous ressaisir afin de le surprendre lorsqu'il revenait du Maine. À présent, le voilà à Versailles. Et demain, à la guerre.
Il se leva, la colère le prenant d'un coup et Hofflingen, s'étonnant de pensées marquées d'un tel irrespect, se dit que si l'on découpait en cet instant la calotte crânienne du Grand Maître, on y verrait du sang : mais qui voudrait manger la cervelle d'un fou ?
« Fou. »
Le mot qu'il cherchait depuis des mois lui était enfin venu. Il prit peur en cela qu'il s'effrayait de lui-même, et plus encore de trahir un jour ses pensées. En outre, il s'imaginait servir des années encore pareil seigneur alors même qu'il possédait assez d'or pour se retirer à proximité de Berlin, acheter une maison, prendre épouse...
Von Ploetzen allait de long en large, mains derrière le dos. Le souffle de ses paroles soulevait par instant le voile de gaze de soie noire qui masquait son visage.
Il donna un violent coup de botte dans le cadavre d'un des petits singes et reprit :
— En raison de son lien avec l'Atlantide, cet homme est un défi permanent au Conseil des Troubles : à part une dizaine d'élus, les hommes devront être tous absolument semblables, tous soumis, tous esclaves ! Il n'est sans doute pas incorrect de songer que l'Atlantide, avant que d'être engloutie dans l'océan furieux, fut le plus puissant empire de tous les temps mais de cette défunte grandeur ne subsiste que ce Bamberg dont on peut espérer qu'en lui, par les mariages, le sang des Atlantes fut abâtardi !
Hofflingen, qui s'ennuyait, crut bon de marquer sa bonne assiduité et son intérêt par une remarque qu'il pensa judicieuse :
— Sans doute, mais Votre Seigneurie ne peut oublier qu'il y voit la nuit, entend comme nul autre, guérit de ses blessures en un temps stupéfiant et, dit-on, est insensible au feu.
Heureux de ne plus avoir le sentiment de parler seul, Von Ploetzen s'efforça de prendre ces remarques en considération. Il se baissa, ramassa un cadavre de singe et le jeta aux flammes, écoutant le corps qui grésillait comme pour bien se prouver qu'il est dans la nature des choses que la chair brûle.
Il se retourna vivement :
— Diable, c'est pourtant vrai, le mélange des sangs n'est pas parvenu à altérer tous ses pouvoirs... Peut-être cet étrange faisceau de lumière venant de l'objet volant et qui baigna un instant son ancêtre le Grand Amiral de la flotte de guerre atlante est-il à l'origine de ses pouvoirs exceptionnels ? Ah, comme il eût été passionnant d'étudier un tel homme, de le faire reproduire sous notre contrôle, de créer une nouvelle race à souches d'Atlantes et de Prussiens...
« Pour en faire des machines à tuer? » songea Hofflingen dont les pensées vagabondaient encore du côté de l'irrespect.
Il se jura de se reprendre en main, se souvenant de deux hommes qui avaient trahi le Grand Maître.
Celui-ci leur avait d'abord fait clouer la langue, puis
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