Le cri de l'oie blanche
qui les avait abandonnés sans
ressources. Contre sa mère, qui se laissait vieillir trop facilement. Contre
Marie-Louise, qui ne cessait de se torturer en rêvant à des amours invisibles
avec un Paul inexistant. Non, sa colère devait demeurer muette. Elle devait
s’en faire une alliée, sans quoi elle mettrait au monde un monstre qu’elle ne
pourrait plus retenir.
Elle avait presque tout dit à sa mère de cette
soirée mémorable. Elle avait cependant omis son évanouissement et l’accueil que
lui avaient réservé ses consœurs. Le premier, par orgueil. Le second, par
modestie.
Paul n’avait pas perdu un mot de ce qu’elle
avait raconté et elle l’avait entendu respirer plus rapidement quand elle avait
mentionné, sans préciser les détails, le bain posthume de la grosse femme. Elle
sentait chez Paul l’angoisse qui n’abandonnait plus les grands malades. Avant
de quitter l’hôpital pour ses quinze semaines de vacances, elle était allée
rencontrer le docteur Gariépy. Il se spécialisait dans le traitement du diabète
et espérait pouvoir ouvrir une clinique au sein même de l’hôpital. Il lui avait
donné l’heure juste. Après l’avoir écoutée, il n’avait manifesté aucun optimisme
quant à l’avenir de son frère.
« Son cas est probablement un des pires.
D’après ce que vous me dites, il souffrirait de la forme la plus pernicieuse.
Je ne peux pas vraiment me prononcer sans voir son dossier. Mais quand une personne
au début de la vingtaine est atteinte au point d’être forcée d’abandonner ses
études, ce n’est jamais bon signe. Encore moins si vous me dites qu’il n’a plus
de sensibilité dans les doigts et qu’il lui arrive de boiter. »
Elle n’avait donc pu apporter aucun message
d’espoir à son frère. Elle s’était contentée de lui dire qu’il avait meilleure
mine – ce qui était faux – et de lui transmettre les salutations d’amitié de
Marie-Louise – ce qui était faux aussi.
« Saute-lui au cou. Embrasse-le d’abord
sur la joue pis ensuite sur les lèvres. Pendant ce temps-là, dis : " Je t’aime, je t’aime, je t’aime. " Ensuite, mets-toi à genoux devant lui,
supplie-le de te marier pis promets-lui de lui faire les plus beaux enfants du
monde. Quand il va avoir dit oui, écroule-toi en pleurant pis en riant pis
dis : “ Ha ! Paul, mon Paul, que je
suis heureuse ! À quand la date ? ” »
Elles avaient bien ri, Marie-Louise mimant au
fur et à mesure tout ce qu’elle disait, allant jusqu’à se rouler sur le
plancher de leur chambre en tragédienne consommée. Blanche l’avait regardée et
écoutée, irritée par son aveuglement, amusée de son emportement.
– Qu’est-ce que vous diriez de ça si
demain on faisait un pique-nique pis qu’on allait au lac aux Sables ? Ça
nous permettrait de voir les p’ tites.
Paul, Jeanne et Blanche se regardèrent. La
suggestion de leur mère était agréable. Paul haussa les épaules.
– J’imagine, moman, que pour nous y
rendre nous allons prendre le tramway au coin de la rue ?
Blanche et Jeanne éclatèrent de rire.
– Paul, je suis pas aussi imbécile que
j’en ai l’air.
Blanche sentit l’irritation de sa mère. Elle
se tut, aussitôt imitée par sa sœur.
– Votre oncle Edmond viendrait avec nous
autres.
Ils convinrent donc que l’idée était
excellente. Blanche se précipita dans le garde-manger pour voir ce qu’elle
pourrait apprêter. Paul sortit brusquement de la maison, sans indiquer où il
allait. Sa mère demeura assise, imperturbable, absorbée dans la lecture de son
journal, qu’elle lisait deux fois par jour pour ne rien omettre. Jeanne
continua ses travaux. Blanche sélectionna quelques aliments, sans grand
entrain. Depuis qu’elle était arrivée pour ses vacances, elle sentait que sa
mère réussissait mal à contenir son agacement devant le comportement de Paul.
Blanche savait qu’elle devait mieux lui expliquer cette maladie qui le minait.
Elle prenait cette décision chaque fois qu’un affrontement se préparait,
négligeant de le faire le lendemain aussitôt qu’un sourire apparaissait sur le
visage de Paul ou sur celui d’Émilie.
Le matin était ensoleillé. Blanche et sa mère
faisaient les cent pas sur le perron pendant que Jeanne, à l’intérieur,
consacrait les quelques minutes qui restaient avant le départ à terminer ses
choix de textes de dictées. Paul était dehors aussi, assis sur une chaise de
bois, les yeux fermés,
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