Le cri de l'oie blanche
plâtre de l’hôpital que les sœurs ont
mises dans des niches à tous les cent pieds.
Blanche reçut cette remarque comme un coup de
poignard. Ce soir, elle aurait donné une fortune pour se retrouver étendue sur
un rocher à côté de Napoléon et sentir la chaleur de son corps et celle des
pierres.
Elle tourna le dos et inséra sa clef dans la serrure. Pierre tenta de la retenir par le bras en chuchotant
des milliers d’excuses. Elle se dégagea et entra, s’abstenant d’allumer. Pierre
s’approcha d’un carreau de la porte, ses deux mains à côté des tempes pour
essayer de voir à l’intérieur. Blanche, immobile dans le noir, vit ses yeux
briller de larmes. Elle ne broncha pas, soucieuse de ne pas se faire voir. Il
aurait compris qu’elle aussi pleurait ce morceau d’elle qu’elle ne trouvait
nulle part.
43
Blanche se débattit contre un hiver sans fin.
Le froid de la ville n’avait d’égal que celui qui l’avait envahie le soir de sa
rupture avec Pierre. Maintenant, il fréquentait une étudiante de deuxième année
et les langues allaient bon train. On parlait d’un mariage possible au mois de
juin. Blanche n’avait jamais voulu répondre aux questions que lui posaient
quelques anciennes compagnes. Ses visites à l’hôpital, heureusement, se
faisaient de plus en plus rares. Son temps était presque entièrement consacré à
ses riches patients dont elle enviait, sans les envier, les fortunes et le
confort. Elle voulait, sans le vouloir, vivre comme eux. Marie-Louise aurait ri
d’elle. Maintenant qu’elle était presque obligée de compter ses rentrées
d’argent, le goût d’en posséder s’était émoussé. Elle savait qu’à moins d’avoir
une fortune elle serait toujours forcée d’y penser. Marie-Ange qui, cinq ans
plus tôt, ne voyait que le rose de la vie habitait maintenant dans un tout
petit logement. Elle et Georges avaient dû abandonner commerce et propriétés
aux mains des huissiers. C’est en pleine nuit que Blanche était allée aider sa
sœur à sortir quelques meubles pour éviter la rafle totale.
« Faut pas s’en faire, Blanche. Georges
et moi, on a connu la belle vie. On n’a pas de regrets. En tout cas, presque
pas. C’est la crise. Georges a accepté de faire crédit. Maintenant, on paie. »
Blanche l’avait écoutée en se demandant où sa
sœur allait chercher sa force.
« Je te fais pas penser à moman ? Le
beau logement à Shawinigan, avec l’eau pis l’électricité. Après ça, la maison
près de la voie ferrée pis l’école du haut du lac. Ça doit être dans le sang.
Moman s’en porte pas plus mal. »
Blanche n’avait pas voulu discuter cette
impression de sa sœur. Elle était certaine que sa mère s’en portait au
contraire extrêmement mal mais que jamais elle ne l’avouerait. Sa mère riait de
tout. Même d’elle-même.
– Blanche ? C’est moman. Tu
devineras jamais quoi !
– Quoi ?
– Je finis mon année ici, à
Hervey-Jonction, après ça je repars pour le lac aux Sables. Dans une autre
école. Est-ce que tu penses venir cet été ?
– Probablement.
– Tant mieux. J’vas avoir besoin de bras.
Rolande va être là aussi. C’est pas croyable, quand même. L’année prochaine,
Rolande va enseigner avec moi. Rolande ! Tu te rends compte ? Notre
bébé.
Blanche comprit que sa mère voulait initier sa
jeune sœur à l’enseignement avant de tirer sa révérence. Du moins Blanche le
souhaitait-elle.
Elle regarda arriver ce printemps 1935 avec
moins d’entrain que d’habitude. L’annonce du mariage de Pierre était maintenant
faite et, malgré quelques maigres regrets, elle s’en réjouit. Depuis leur rupture,
elle avait refusé toutes les invitations des médecins et des internes.
Maintenant, lorsque le téléphone sonnait, elle savait qu’elle entendrait
Marie-Ange ou un patient.
Blanche marchait dans le parc LaFontaine,
regardant les bourgeons qui s’obstinaient à percer une écorce endurcie par
l’hiver. Il n’y avait plus un arbre du parc qui lui était étranger. Elle en
connaissait l’essence et la forme. Elle savait par cœur toutes les inscriptions
qu’on y avait ciselées. Des arbres mutilés par la passion d’un soir ou d’une
semaine. Autant elle avait aimé et aimait encore la ville, autant, presque
soudainement, le ventre lui faisait mal de voir de nouveaux arbres vierges et
inconnus. Des arbres sauvages qui protégeaient la fragilité de la terre au lieu
de
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