Le cri de l'oie blanche
serais pas capable. J’aime ce que je fais mais des
fois je me demande si, au bout du compte, c’est important.
Napoléon hocha la tête en signe d’assentiment.
Blanche le regarda et se demanda quelle folie s’était emparée d’elle quand elle
avait cessé de le voir.
– Depuis le temps, Blanche, combien
d’enfants est-ce que tu penses qu’on aurait eus ? Assez pour habiter une
partie du dernier étage de la maison de mes parents. Tu l’ignores sûrement mais
les deux sont décédés.
– Je suis désolée…
– J’ai tout vendu. J’ai donné l’argent
aux œuvres.
Ils passèrent une partie de l’après-midi à
revivre leurs souvenirs communs, assis sur le banc droit et inconfortable.
Blanche avait les fesses gelées mais
s’entêtait à l’oublier. Napoléon allumait cigarette après cigarette.
– Si Marie-Louise t’avait connu, elle
aurait dit que tu as pas ce qu’il faut pour être prêtre. Dans sa tête à elle,
un prêtre fume pas.
– Marie-Louise ?
Blanche parla d e
son amie, essayant de la faire revivre pour Napoléon. Elle parla t ellement longtemps qu’elle en oublia le
froid et ne remarqua pas l’obscurité qui s’immisçait à travers les branches pas
encore tout à fait habillées. Elle sentit que sa voix tremblotait
occasionnellement. Napoléon, à ces moments-là, allumait une autre cigarette.
– Ma mère m’a déjà dit que je
comprendrais la vie quand j’aurais perdu quelqu’un que j’aimais. Depuis que
Marie-Louise est morte, je comprends encore moins. Je trouve que la vie ça
ressemble à une pelote de laine que je réussis jamais à démêler. Quand j’ai
laissé Pierre, il m’a demandé ce que je voulais. J’ai jamais été capable de
répondre. Je pourrais pas répondre encore aujourd’hui.
– Pierre ?
Blanche passa de Marie-Louise à Pierre. Elle
s’étonna d’être capable de parler aussi facilement. Puis elle se tut
brusquement.
– Est-ce que tu es en train de me faire
faire une confession ou est-ce que ça t’intéresse vraiment ?
Napoléon jeta son mégot par terre et l’écrasa
de son talon.
– Est-ce que tu veux le savoir,
Blanche ?
Blanche redouta la réponse mais, d’un signe de
tête, encouragea Napoléon à la lui donner.
– Oublie ma soutane. Je suis le même
Napoléon que celui qui voulait hurler de bonheur de te sentir lui tenir les
épaules quand on allait en moto.
Blanche n’avait pas envisagé cette réponse.
Elle se tordit les mains.
– Je suis le même Napoléon que celui qui
regardait les nuages au-dessus de sa tête au lac aux Sables et qui,
discrètement, se pinçait un bras pour être certain de ne pas rêver.
– J’y vais cet été…
– Au lac ?
– Oui. Ma mère va vivre là.
– D’abord, promets-moi d’aller sur notre
rocher…
– J’y suis déjà allée. Avec Marie-Louise.
– Et ?
– Et quoi ?
– À quoi est-ce que ça ressemble ?
Blanche, cette fois, décida de ne pas se
mentir et de dire ce qu’elle pensait vraiment.
– Ça ressemble à ce que j’ai connu du
bonheur, Napoléon.
Napoléon alluma une cigarette à même un mégot
non terminé. Il ne parla p lus, regardant les
derniers rayons du soleil scintiller à travers les branches qui promettaient un
lendemain à la saison. Blanche se tut, troublée par ce qu’elle venait d’avouer.
Où, en elle-même, avait-elle réussi à cacher autant de joie et de tristesse,
autant de révolte et de déception ? Le cœur lui battait dans la poitrine, l’implorant
de lui ouvrir une porte pour s’échapper. Elle se leva enfin, prit son sac à
main, frotta sa jupe, à l’avant comme à l’arrière, et tendit une main frêle
d’incertitude. Napoléon la prit dans les deux siennes, puis, saisissant son
annulaire gauche, l’encercla de son index, pastichant l’alliance qu’il n’avait
jamais pu y glisser.
– J’vas rentrer, Napoléon. M me Desautels
doit m’attendre depuis longtemps pour le souper. Je lui avais dit que je
sortais pour une heure au maximum.
– Est-ce que c’est loin d’ici ?
– Non. Cinq minutes en marchant d’un bon
pas.
– Cinq millions si on essaie de rattraper
le temps perdu.
Blanche aurait voulu lui crier qu’il y avait
maintenant entre eux une énorme barrière, un anneau blanc qui cerclait le cou
de Napoléon et qu’elle ne pouvait ignorer.
– J’ai jamais été tellement pratiquante,
Napoléon, mais je pense que je serais jamais capable de…
– Je ne te
Weitere Kostenlose Bücher