Le cri de l'oie blanche
contre les
automobilistes qui l’éclaboussaient comme si elle n’avait pas plus d’importance
que les lampadaires et les bornes-fontaines.
Elle entra dans l’hôpital au même moment que
Pierre. Il la vit et se moqua d’elle.
– Mouillée comme un canard ! Ça vaut
la peine de rester à deux pas de l’hôpital.
– Ris pas de moi. C’est que ça tombe.
– Je sais. Mon auto a calé. Mais un bon
Samaritain m’a poussé. As-tu le temps de prendre un café ?
– Tout le temps. J’ai rien de prévu
aujourd’hui. Je suis juste venue voir si par hasard quelqu’un aurait demandé
les services d’une garde privée. J’vas m’informer pis je te rejoins.
– Parfait. Ça va me donner le temps de
passer au vestiaire pour me changer.
On n’offrit rien à Blanche. Depuis le début de
l’automne, elle s’inquiétait. Ses revenus avaient manifestement diminué et elle
était incapable d’expédier à sa mère autant d’argent qu’elle l’avait fait au
printemps. Les gens et les journaux parlaient de crise. Marie-Ange lui avait
confié que la clientèle du magasin diminuait à vue d’œil. Même à l’hôpital, le
taux d’occupation des chambres privées était passé de quatre-vingt-quatorze
pour cent à quelque chose approchant de quatre-vingts. En revanche, les
chambres semi-privées et les salles communes étaient remplies à craquer.
Blanche savait que ce n’était pas là qu’elle trouverait du travail.
Heureusement, depuis qu’elle était allée chez les Barbeau, elle avait eu une
clientèle assez régulière à Outremont. Presque toujours des cas de maternité.
Elle en venait à souhaiter que les femmes aient des grossesses de
soixante-trois jours comme les chattes au lieu des neuf longs mois traditionnels.
Pierre avait revêtu son sarrau et elle vit son
stéthoscope pendre de sa poche. Il était attablé devant deux tasses de café.
Elle le rejoignit en arborant son sourire de tous les jours. Un sourire ne découvrant
pas ses dents. Pierre la regarda approcher, d’abord rieur puis l’air assombri.
– Qu’est-ce qui se passe ? Tu viens
de changer d’air comme si quelqu’un avait ouvert les portes. Ton sourire est
parti au vent comme une feuille de papier.
Pierre haussa les épaules et sucra son café.
Blanche s’assit devant lui, saluant quelques personnes d’un discret signe de
tête.
– Est-ce que tu es libre ce soir,
Blanche ?
– À moins que toutes les femmes
d’Outremont accouchent, je pense que oui. Pourquoi ?
– Il faut que je te parle.
Blanche savait que ce moment arriverait.
Depuis le temps qu’elle fréquentait Pierre, depuis les nombreuses sorties
qu’ils avaient faites, depuis surtout le début de l’année, elle voyait gonfler
en lui cette flamme qui caractérisait tous les soupirants de la terre. À
l’hôpital, plus personne ne l’invitait. Elle était l’amie de Pierre. Un terrain
privé. Ce soir, elle le savait, sa solitude grandirait davantage.
Ils se rencontrèrent pour souper. Pierre,
comme toujours, était tiré à quatre épingles. Blanche eut un pincement au cœur.
Qu’avait-elle d’anormal pour être incapable d’aimer un homme aussi généreux,
aussi franc et aussi honnête ? Depuis qu’elle avait rompu ses fiançailles,
elle n’avait plus été capable d’attendre autant et aveuglément de la vie. Elle
ne croyait plus au destin magique des âmes sœurs. Ils mangèrent donc presque en
silence, reportant tous les deux la discussion que Pierre avait promise.
Blanche voyait son malaise mais conservait un regard fuyant, le dérobant aux
yeux inquisiteurs de son ami.
– Blanche ?
Elle savait qu’elle ne pourrait plus échapper
à l’isolement qu’elle avait tant souhaité mais qui, maintenant, lui pesait de
plus en plus lourd.
– Je voudrais pas avoir l’air de mettre
des pressions, mais il me semble que, depuis le temps, on pourrait peut-être
parler de l’avenir.
– Quel avenir ?
Pierre enragea presque devant sa réponse.
– Le nôtre !
Il prit une bouchée de gâteau et Blanche
regarda attentivement une miette qui s’accrochait désespérément au bord de sa
moustache, se demandant si Pierre l’aspirerait ou si elle retomberait sur la
nappe. La miette retomba. Blanche voulait s’éloigner de cet avenir dont il
voulait parler. Depuis toujours, elle ne cessait de le remodeler selon les
circonstances et les gens qui l’entouraient. La dernière fois qu’elle s’était
permis de lever le coin du
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