Le cri de l'oie blanche
projeter de l’ombre sur des têtes de bébés et des repas pris sur l’herbe.
Elle marcha dans un de ses sentiers préférés, celui qui la mènerait à son banc,
maintenant défraîchi, devant l’hôpital. Elle rebroussa chemin quand elle le vit
occupé par des amoureux enlacés. Même son banc ne lui appartenait pas vraiment.
Autant l’anonymat de Montréal la séduisait,
autant, tout à coup, elle s’y sentait dépossédée. Autant son travail la gavait
de plaisir, autant elle se sentait parfois inutile à soigner ces gens bien nantis
dont la fortune égalait la santé qui les envahissait. On la faisait venir pour
un mal de dents ou une migraine. Elle surveillait les nouvelles mères, leur
donnait leurs poupons tout roses et emmitouflés de satin. On ne voulait pas
qu’elle quitte le chevet d’un enfant atteint d’une varicelle bénigne. Ces
clients, maintenant, lui pesaient lourd et Blanche se demandait parfois
comment, après l’été, elle ferait pour reprendre cette routine. Elle en était
presque venue à hurler quand elle entendait son réveil. Mais elle refusait de
se plaindre. Elle avait cru, à l’automne, que son travail diminuerait. Elle
avait bien connu une légère baisse de clientèle, mais celle-ci fut suivie d’une
phénoménale demande aussitôt que l’hiver avait rapporté ses grippes, ses fièvres,
ses engelures et ses chevilles foulées.
Le malaise qu’elle ressentait face à cette
profession qu’elle pratiquait – distribuer des médicaments, changer langes ou
pansements – s’accentuait de jour en jour. Elle se savait estimée mais
elle-même ne s’appréciait pas. Les salles d’accouchement et d’opération lui
manquaient. Elle aurait voulu assister au réveil d’un opéré. L’isolement
professionnel dans lequel elle s’était confinée la laissait amère. Même si elle
n’avait jamais prisé les commérages de l’hôpital, elle aurait quand même aimé
savoir qui voyait qui et qui avait fait une erreur risible. Maintenant, quand
le hasard la conduisait dans une chambre privée, elle rencontrait des visages
inconnus. Toute sa vie, elle avait recherché la solitude, étant allergique à la
notoriété qu’avait connue sa famille. À
vingt-sept ans, elle s’interrogeait sur son choix.
Blanche s’accroupit près de l’étang encore
noir des dépôts de l’automne et de l’hiver et y lança quelques cailloux. Elle
regarda les cercles qui allaient toujours en grandissant. Absorbée dans son
jeu, elle ne vit pas immédiatement qu’un autre cercle pénétrait le sien.
– J’ai l’impression qu’on analyse le même
phénomène.
La voix qu’elle venait d’entendre envahit son
corps de souvenirs. Elle se tourna rapidement.
– Napoléon !
– En chair et en os pis en soutane.
Elle se releva pour le regarder s’approcher
d’elle. Il n’avait pas changé et le soleil illuminait encore l’or de son
sourire. Comment se faisait-il que cette dent lui allait si bien, alors que la
sienne éteignait tout le reste de son visage ? Rendu près d’elle, Napoléon
ne dit pas un mot, lui prit le bras et la mena au banc le plus près. Blanche se
laissa diriger sans résistance.
– J’ai bien pensé qu’un jour je te
verrais ici. Je me suis dit que si je te connaissais encore, tu devais, de
temps en temps, venir sentir les saisons. En tout cas, c’ est ce que moi je fais.
– Est-ce que tu habites à Montréal ?
– Oui. Je suis vicaire de l’église que tu
vois juste là.
Il pointa l’index en direction de l’intersection
des rues Papineau et Rachel.
– Ça fait longtemps ?
– À peu près aussi longtemps que toi tu
es à l’hôpital.
Blanche frissonna. Pendant des années, il
avait été tout près et jamais elle ne l’avait vu. Elle espéra que leur
proximité avait quand même caché ces rêves dans lesquels il apparaissait
fréquemment.
– Est-ce que tu es heureuse,
Blanche ?
Napoléon, fidèle à lui-même, posait une
question directe impossible à éluder. Elle tenta quand même de le faire.
– Toi ?
Napoléon éclata de rire.
– Ma foi, on dirait que tu as étudié chez
les jésuites. Répondre à une question par une question. Oui, Blanche.
Toi ?
Blanche regarda autour d’elle comme si elle
cherchait un filet pour la retenir. Elle vit une petite branche et s’en empara,
s’y agrippant comme un funambule à sa perche, pour ne pas perdre son équilibre.
– Je voudrais te crier un gros
« oui » que je
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