Le cri de l'oie blanche
d’elle, examinant ses mains et ses pieds
marbrés. Elle se demanda si elle ne vivrait pas sa deuxième journée d’horreur,
la première ayant été celle du départ de Paul. Elle entendit frapper à la
porte.
– Est-ce que j’aurais le temps d’aller au
magasin acheter des p’ tites provisions ?
Blanche fit oui de la tête et attendit que le
mari claque la porte de la maison pour couvrir Lorraine et sortir de la chambre
dans laquelle elle étouffait. Elle tourna comme un lion en cage dans la cuisine, essayant de revoir les pages de son livre de médecine
où on parlait d’éclampsie. À moins que la nature ne se montre d’une générosité
extrême, elle savait que Lorraine n’y échapperait pas. Elle ouvrit toute grande
la porte extérieure et permit à l’air froid de venir la rafraîchir. Elle
bouillait déjà de son impuissance quand Lorraine poussa un cri. Elle se
précipita à son chevet.
La journée fut interminable. Blanche avait le
cœur déchiré, se demandant si elle parviendrait à sauver la mère et l’enfant.
Elle vivait un cauchemar dont elle ne voulait s’éveiller qu’au paradis, tout en
sachant que de minute en minute elle s’approchait des brûlures de l’enfer. Elle
parvint enfin à recueillir une fille rose et criarde qu’elle mit aussitôt dans
les bras de son père. Celui-ci sortit de la chambre et elle l’entendit chanter
une berceuse dont les paroles ressemblaient davantage à des sanglots qu’à des
mots. Elle se tourna vers Lorraine, qui venait d’entrer dans le monde
mystérieux de l’inconscience. Celui-là même, pensa-t-elle, que le bébé venait
de quitter. Les convulsions lui avaient rappelé Marie-Louise et, après avoir
couché Lorraine sur le côté, elle lui tint la main en la suppliant de revenir.
– Viens ici, Lorraine. Ta fille est
belle. Écoute ! Tu l’entends pas pleurer ? La p’ tite a faim. Faut que tu te réveilles, Lorraine. Ton mari est
pas capable de s’occuper d’un bébé. Tu le sais. Toi pis moi, on a le même âge.
Ton mari a juste vingt ans. Il pourrait être le frère de la p’ tite.
Elle s’était tue, se demandant si le coma
emporterait rapidement Lorraine ou s’il la laisserait végéter pendant des
jours, voire des mois. Elle espéra la mort
puis tenta de se souvenir de tous les miracles et histoires impossibles dont
elle avait entendu parler à l’hôpital. Des histoires où on racontait qu’un
comateux s’était éveillé après deux mois. Qu’un autre bougeait le petit doigt
chaque fois qu’on lui parlait…
Le matin arriva enfin. Blanche fixait
Lorraine, qui ouvrit les yeux. Elle bondit et se planta devant le regard pour
se rendre compte qu’il la transperçait sans la voir. Il n’y aurait pas de
miracle. Elle ferma les paupières de Lorraine pour empêcher ses cornées de
sécher.
Blanche demeura dans la maison pendant trois
jours, espérant toujours entendre Lorraine réclamer son bébé. Lorraine
préférait fixer un coin de son mur, lui sourire et retomber dans son inconscience.
Blanche prenait soin du bébé pendant que le mari s’occupait des préparatifs
pour ramener sa famille à Montréal. Blanche supervisa le déménagement.
Incapable de pleurer, incapable de rire. Encore une fois, elle se retrouva sur
le quai d e La Sarre. Le mari de Lorraine
pleurait à chaudes larmes, serrant son bébé sur sa poitrine, se demandant,
comme le comprit Blanche, s’il détesterait ce précoce assassin ou s’il
l’aimerait. Blanche n’avait pas de crainte. Cet homme s’occuperait de son
enfant. Il lui trouverait une nouvelle mère dès que la vraie cesserait de
s’éteindre et troquerait sa grisaille contre la noirceur.
Ils attendaient le train, Blanche, dans la
gare, prenant soin de sa patiente perdue dans son inconscience. Le départ de
Paul l’avait terriblement blessée. Avec celui-ci, elle se voyait confrontée de
nouveau à son choix, à l’immensité de ses responsabilités. Elle n’avait rien pu
faire. Elle regarda par la fenêtre le bébé qui s’agitait et sourit. Au moins,
elle avait la consolation d’avoir sauvé une des deux vies. Peut-être y
aurait-il encore un miracle… ? Mais la médecine lui avait appris à ne plus
croire aux miracles. Elle lui avait confirmé ce qu’elle avait toujours
su : il y avait les forts et les autres. Parfois, au retour de ses visites
nocturnes, elle se demandait dans lequel des deux clans elle-même se trouvait.
Le train entra en gare, véhiculant son
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