Le cri de l'oie blanche
père lui répétait la même chose. Elle sortit du bât iment et se dirigea vers la maison. Elle vit
retomber le rideau de la cuisine et sut que Jeanne les avait repérés. Jeanne,
elle, l’avait-elle reconnu ?
– Regarde !
Son père avait sorti un papier froissé de sa
poche et le lui tendait. Elle le prit et aperçut un croquis de lui-même, tracé
d’un coup de crayon nerveux, ressemblant comme une photographie. Un portrait
sans yeux, plein de paupières et de poils hirsutes.
– C’est lui qui a fait ça. Ça me
ressemble, hein ?
– Oui.
Il replia le papier et le remit dans sa poche,
prenant cette fois la peine de le protéger dans un porte-monnaie. Blanche fut
presque insultée d’apprendre que Paul avait vu leur père et ne lui en avait
jamais parlé.
Ils entrèrent et Blanche entendit des bruits
de chaudrons. Jeanne avait dû le reconnaître, sinon elle serait venue à leur
rencontre.
– Venez dans la cuisine. Le salon, ici,
sert de salle d’attente.
– Vous êtes bien installées. Moi, je
reste dans un shack en bois rond, avec un plancher sur le rough. J’ai
juste une grande pièce.
Blanche le regarda et se retint de dire qu’il
aurait pu avoir une immense maison dans le rang du Bourdais, à Saint-Tite.
Qu’il aurait pu cultiver la terre, avoir du bétail et bien faire vivre sa femme
et ses enfants au lieu de les condamner au statut d’orphelins qui leur avait
été accroché autour du cœur comme une étiquette sur une poignée de valise. Elle
inspira avant de pousser la porte battante de la cuisine. Jeanne avait le dos tourné.
– On a de la grande visite, Jeanne.
Elle espéra que son ton ne trahissait pas trop
le tiraillement de ses émotions. Jeanne continua à s’affairer autour du poêle.
– Jeanne ?
Blanche s’impatienta presque.
– Bonjour, papa. Vous allez bien ?
Ovila voulut répondre mais il n’osa pas parler
à un dos obstinément tourné.
– On a de l’eau chaude. Si vous voulez
prendre un bain, faut pas vous gêner. On attend des visiteurs pour souper. Des
monsieurs des chemins de fer.
Blanche était estomaquée. Sa sœur la
surprendrait toujours. Non seulement elle ne perdait pas sa contenance, mais
encore elle parlait franchement, d’aplomb, sans détour.
– Ça me ferait du bien. Surtout si vous
attendez de la visite. Je voudrais quand même pas faire honte à mes filles.
Blanche perçut un léger trémolo dans sa voix
et vit une petite veine bleue lui battre aux tempes. Elle s’approcha de lui et
lui prit le bras.
– J’vas vous montrer, papa, où faut vous
installer. Est-ce que vous avez du linge de rechange ?
Le regard de reconnaissance que lui lança son
père la fit fondre. Il y avait quelque chose dans cet homme qui lui faisait
vibrer une corde dont elle avait ignoré l’existence.
– Oui. J’ai apporté un habit pis une
chemise. Mon intention, c’était de me changer avant d’arriver, mais je me suis
trompé de chemin pis j’ai pas pris le bon rang. Ça fait que j’ai manqué la
Cache. C’est pour ça que j’arrive de même.
– Voulez-vous que je le repasse ?
Blanche s’appliqua à écraser un pli depuis
longtemps disparu sur un pantalon brun à rayures vertes. Elle riait un peu
d’elle-même et de son empressement à repasser les vêtements de son père. Chaque
fois qu’elle avait besoin de penser, de se détendre ou de s’occuper, elle
chauffait le fer – comme elle s’ennuyait des fers électriques ! – et
sortait la planche à repasser. C’était devenu une telle manie que Jeanne savait
automatiquement qu’elle devait se faire discrète. Elle repassa aussi la
chemise, l’humectant généreusement pour la rendre lisse comme une patinoire.
Elle frappa à la porte de la chambre des visiteurs et tendit les vêtements par
l’entrebâillement.
– J’ai pas pensé à m’apporter de cravate.
– J’en ai.
Elle choisit une de ses cravates et aida son
père à faire le nœud. Il avait, de toute évidence, perdu l’habitude.
Ils s’assirent dans la salle d’attente pendant
que Jeanne mettait les couverts, l’un en face de l’autre. Blanche avait troqué
son pantalon et sa chemise contre une robe, des bas de soie et des talons
hauts.
– J’ai pas vraiment choisi ma journée. Si
tu veux que je m’en aille avant que ta visite arrive…
– Restez donc. Vous allez pouvoir nous
raconter comment c’était, l’Abitibi, avant les années vingt. Ça devait pas être
drôle.
– Non.
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