Le cri de l'oie blanche
aurait
tant aimé que tous ses enfants fussent présents. Ils n’étaient pas là. Émilien,
Marie-Ange, Jeanne et Rolande s’étaient déplacés. Blanche, Paul, Clément et
Rose étaient absents.
Alice avait insisté pour que son père fût
présent, allant même jusqu’à acheter les vêtements dont il aurait besoin.
Émilie n’avait pu s’y opposer. Depuis toujours, ses enfants avaient discrètement
essayé de replâtrer le couple qu’ils avaient cessé de former près de vingt ans
plus tôt. Maintenant qu’à leur tour ils étaient adultes et bât issaient ou prévoyaient de fonder des familles,
la leur leur apparaissait encore plus débridée. Alice avait tellement insisté
qu’Ovila avait écrit à Émilie pour s’assurer qu’elle ne verrait pas d’objection
à ce qu’il vienne d’Abitibi. Sa lettre avait croisé celle qu’Émilie lui avait
expédiée, lui demandant d’être présent pour éviter de blesser le cœur de leur fille.
La cérémonie et la réception qui suivit se
déroulèrent sans anicroche. Ovila ne but presque pas, essayant d’être attentif
aux questions que lui posaient les jeunes aventuriers du Nord qu’Alice avait
convoqués à sa noce. Émilie avait préparé le repas et avait pu accueillir tous
les jeunes chez son frère. Elle était incapable de faire sienne cette maison.
Depuis qu’elle avait pris sa retraite, elle avait l’impression de n’habiter
nulle part et de vivre dans l’expectative d’une journée qui bouleverserait
toutes les suivantes.
La nuit tomba rapidement et les convives se
dispersèrent après avoir escorté les nouveaux mariés à la gare. Émilie rentra à
pied avec Rolande et Ovila, les autres enfants ayant trouvé un meilleur endroit
pour se nicher. Rolande marcha d’un pas rapide, laissant ses parents loin
derrière, essoufflés et fatigués de leur journée. Ovila prit le bras d’Émilie,
autant pour la soutenir que pour s’aider, lui, à marcher droit, sans trop
traîner sa jambe atrophiée. Émilie ferma les yeux et essaya de revivre cette
soirée qu’elle avait vécue avec lui au lac à la Perchaude. Elle retrouvait les sons et les odeurs. Elle entendait Ovila lui parler,
les yeux pétillants de plaisir et de désir. Elle se revoyait dans l’eau tiède
du lac, offrant sa nudité pour accueillir la sienne.
Elle s’écouta marcher et sourit presque de
dépit. Où étaient-elles, ces belles années durant lesquelles la vie avait eu
son mot à dire tous les jours ? Bientôt, elle aurait cinquante-neuf ans.
Ses jambes et son cœur en supportaient beaucoup plus.
– Je te regarde, Émilie, pis je trouve
que tu as pas tellement changé.
Elle lui jeta un coup d’œil et sourit.
– Toi non plus. Quand tu te donnes la
peine d’avoir un habit qui a de l’allure pis que tu te fais couper les cheveux
pis raser par le barbier, tu es presque aussi beau qu’au début du siècle.
Il éclata de rire. Elle ferma les yeux pour
s’imprégner de la clarté de ce rire. Ce son, plus que tout, lui avait terriblement manqué.
– Pourquoi est-ce que tu ris comme
ça ?
– Nous entends-tu ? On parle d u début du siècle. Bientôt, on va arriver
aux années quarante. Pis on parle d u début du
siècle comme si c’était hier. J’ai l’impression qu’on est vraiment passés de
l’autre côté de la clôture.
– Ça fait longtemps, Ovila.
Ils entrèrent dans la maison et Émilie
s’affaira à ranger les derniers vestiges de la journée. Ovila s’assit dans le
salon, alluma une pipe qui tenait seule dans une crevasse de ses lèvres creusée
par l’habitude et le temps. Son beau-frère et sa fille s’étaient couchés.
Émilie vint enfin le rejoindre et s’affala dans un fauteuil en face de lui. Il
la regarda et sourit.
– J’ai presque eu peur de pas arriver à
temps. Le train s’est arrêté pendant une heure. On n’a jamais su pourquoi.
– L’important, c’est que tu sois venu.
Alice était contente.
– Hum !
Elle se leva et prit une assiette de sucre à
la crème. Elle se choisit un morceau et en offrit à Ovila, qui refusa. Elle
mâcha lentement, savourant chaque granule du sucre doux et onctueux qui lui
gâtait les papilles. Ovila ne la quittait pas des yeux et elle le savait. Elle
eut soudainement envie d’effacer le temps. De retourner en arrière et de le
séduire malgré ses cheveux presque blancs, malgré son poids honorable, malgré
sa fatigue de la journée. Elle ressentit le besoin irrésistible de
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