Le cri de l'oie blanche
entrer devant lui en la poussant
délicatement. Elle marcha jusqu’à la cuisine, jetant dans son bureau et la
salle d’attente un regard inquiet pour s’assurer que tout était en ordre et
sans poussière.
– J’ai pas eu le temps de faire un souper
bien extravagant. J’ai eu deux urgences. Pis en revenant, un colon m’a arrêtée
sur le bord du chemin pour que je lui arrache une dent.
– Ouch !
– La dent branlait comme la tête d’un
arbre qu’on scie. J’ai pas eu trop de misère. Mais ça m’a fait drôle de voir
mon gars installé en plein champ, assis sur une bûche. Des fois, ça prend toute
mon imagination pour me rappeler à quoi ça ressemble, une clinique dentaire.
– Tu t’ennuies de l’hôpital ?
– Non ! Mon Dieu non !
Blanche se réfugia dans ses souvenirs en
arrosant le rôti qu’elle avait mis au feu. Clovis s’était attablé.
– Jeanne est pas ici ?
– Non. Elle est à Saint-Stanislas. Au
mariage d’Alice.
Blanche savait que cela signifiait que Clovis
devrait dormir à la Cache. Elle mit l’eau à bouillir pour les pommes de terre
et les carottes et commença à râper un chou pour faire une salade.
– L’été est déjà fini. On recommence la
salade de chou.
Clovis ne réagit pas. Il semblait fatigué et
ne cessait de se frotter les sourcils. Elle ne posa pas de questions, préférant
attendre qu’il parle, ce qu’il faisait fort bien. Malgré cela, elle ne
parvenait pas à le comprendre. Tantôt il riait et blaguait, la minute suivante
il redevenait sérieux et parlait des pauvres gens que lui et ses collègues allaient
chercher dans des taudis ou carrément dans les rues et les abris de secours.
Elle ne l’avait vu que quatre fois depuis sa première visite. Quatre fois dont
elle chérissait les instants aussitôt qu’il partait pour une nouvelle mission.
La soirée fut calme. Ils mangèrent et firent
la vaisselle. Blanche ne put s’empêcher de penser qu’ils ressemblaient à un
vieux couple. Elle n’éprouvait pas pour lui de sentiments aussi violents que
ceux qu’elle avait connus avec Napoléon. Jamais elle ne se ferait arracher de
dent pour lui ressembler. Clovis n’avait pas la beauté de Napoléon. En
revanche, ils se ressemblaient par leur altruisme. Elle-même avait vieilli.
Ayant été encore plus pauvre que les pauvres, pauvre chez les riches et
maintenant presque riche chez les moins bien nantis, elle avait l’impression
d’avoir connu toutes les conditions de vie possibles. Clovis, lui, venait d’une
famille ressemblant à la sienne. À deux différences près. Ses parents avaient
obligé leurs quatre fils à étudier pour obtenir au moins un baccalauréat ès
arts. Ensuite, la religion semblait avoir une énorme emprise sur leur vie. Elle
s’en était légèrement moquée pendant qu’ils faisaient la vaisselle et Clovis
lui avait répondu que la religion avait permis aux Franco-Manitobains de
survivre. Que, sans la présence des communautés religieuses, la langue
française aurait disparu, aussitôt la frontière ouest du Québec franchie. Elle
savait qu’elle ne pouvait comprendre ce dont il lui parlait. Elle ne
connaissait rien à l’anglais et jamais elle n’avait senti le besoin de
l’apprendre. Lui, par contre, le parlait aussi bien que le français. C’est
d’ailleurs pour cette raison, elle en était certaine, qu’il avait réussi à
trouver un bon emploi aux chemins de fer. Son oncle Oscar, qui depuis presque
toujours était chef de gare, devait aussi son avancement au fait qu’il parlait
l’anglais. Blanche était loin de se douter que son père avait échoué à la Belgo
parce qu’il était francophone.
– Est-ce que tu veux jouer une partie de
poker ?
– Je sais pas jouer à ça !
– Il est grand temps que tu apprennes.
Ils sortirent les cartes et Blanche essaya de
gagner quelques cents. Elle n’avait pas encore compris les subtilités du jeu
que déjà Clovis bâillait en essayant de garder la bouche fermée. C’est
seulement parce qu’elle voyait l’eau lui baigner les yeux qu’elle comprit les
efforts qu’il faisait pour empêcher le sommeil de l’envahir.
– Tu vas être ici demain ?
– Non. Je repars pour Amos vers deux
heures du matin. En auto.
– Ça a pas d’allure. Tu viens juste
d’arriver à Villebois !
Il s’étira et la regarda en souriant.
– C’est que je suis pas supposé être ici.
– Comment ça ?
–. J’ai fait un petit détour
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