Le cri de l'oie blanche
pas sourire, essaya de reprendre sa lecture mais en fut
incapable. Ces hommes, privés de leurs familles pour le temps des fêtes, comme
elle, n’attendaient probablement rien de plus qu’un sourire. Émilie regarda à
ses pieds. Elle avait apporté son accordéon. Un réflexe. Le rythme du train et
celui de l’accordéon se mariaient bien. Elle déposa son livre, consciente que
les regards ne la quittaient pas. Elle hésita. Elle regarda encore une fois les
hommes et reconnut en eux les mêmes sentiments que ceux qui l’habitaient :
la tristesse et la peur. Alors, elle n’hésita plus, sortit l’accordéon de son
étui, ôta son chapeau, plia et déplia ses doigts pour leur donner un peu de
chaleur et de mobilité et, sans regarder les passagers, elle attaqua les
premières notes de son cantique préféré, l’ Adeste fideles. Quelques
hommes chantonnèrent. Puis une espèce de nostalgie mêlée de joie remplit le
wagon et les cœurs de ceux qui y souffraient d’éloignement. Émilie elle-même
crut sentir que ses sanglots avaient cessé de lui attaquer la gorge. Elle continua,
mais, cette fois, quelqu’un, à l’autre bout du wagon, joua du violon. Elle leva
les yeux et sourit à cet homme, plus jeune qu’elle, plus seul probablement, qui
lui fit un salut de son archet. Une autre sorte de miracle se produisit. Les
hommes se regroupèrent selon la tonalité de leur voix. Instinctivement, ils
formèrent un chœur aux harmonies équilibrées. Émilie s’enthousiasma.
Un autre passager qui n’avait pas encore
bougé, un homme dans la cinquantaine, se leva enfin et se plaça debout, les
jambes écartées pour se tenir droit malgré le roulis. Le violoniste s’approcha
d’Émilie, et son voisin lui céda sa place pour se joindre au chœur. Le plus âgé
resta debout et demanda à Émilie et au violoniste s’ils connaissaient Jésus
de Nazareth.
… Pauvres, perclus, boiteux, sourds,
approchez…
Émilie cessa de jouer. « Pauvres,
perclus, boiteux, sourds, approchez. » Les gens cessèrent de chanter et la
regardèrent de nouveau. Elle se ressaisit, s’excusa, et reprit son instrument.
Mais son cœur venait de quitter le train, cette église sur roues, pour
s’envoler ver s La Tuque. Comment
serait-il ? Pauvre ? Perclus ? Boiteux ? Elle, elle n’avait
pas été sourde et elle approchait.
***
On lui indiqua un lit. Elle remercia poliment
et s’approcha en essayant de faire taire ses pas. Ovila tourna la tête. Elle le
reconnut. Elle le reconnut parce que l’homme qui était là, allongé, avait les
yeux d’Ovila. Mais cette bouche crispée de douleur, mais ces joues creusées de
rigoles appartenaient à un homme qu’elle ne connaissait pas. Elle s’approcha
encore, déposa sa valise, pinça les lèvres et voulut lui toucher. Mais,
craignant de lui faire mal, elle s’abstint. Ovila suivait ses gestes. Il la
regarda tirer sur chacun des doigts de ses gants. Il la regarda enlever et
poser son chapeau sur la table de chevet. Il la regarda chercher une chaise,
l’approcher du lit et s’y asseoir, légèrement, comme si le poids qu’elle avait
encore pris n’avait été que de l’air. Il voulut parler mais une corde lui nouait
la gorge. Au moins, elle était là ! Il ferma les yeux, s’embrouilla dans
ses pensées et rechuta dans le sommeil.
Émilie passa quatre heures à son chevet, à
l’examiner, à scruter chaque plaie, chaque pansement. À compter ses
respirations. À reconnaître celles qui étaient profondes et celles qui étaient
saccadées, imprégnées de douleur. Il était effrayamment immobile. Elle tendit
une main et la déposa sur celle d’Ovila. Enfin, elle lui touchait. Mais même la
texture de sa peau était changée. Elle eut mal au ventre. Elle eut mal dans
tous ses os. Voyant qu’il ne s’éveillait pas, elle décida de se lever et
d’essayer de rencontrer le médecin. Elle le vit enfin, las, épuisé, l’air aussi
malade que ses patients.
– Vous êtes madame Pronovost ?
Elle fit oui de la tête, n’ayant même pas
envie de parler.
– On peut dire que votre mari a été
chanceux. Pas mal plus chanceux que ses deux amis. Lui, il va probablement s’en
tirer. Eux, on les enterre demain.
Et elle apprit le détail de ce qui s’était
passé. Ovila et deux amis avaient décidé de descendre du chantier de la Windigo
pour le temps des fêtes. Ils étaient en voiture et avaient capoté. Un des compagnons
d’Ovila avait été tué sur le coup.
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