Le cri de l'oie blanche
cause
de son statut d’orpheline. Sa mère lui avait expliqué que c’était une coutume.
Les élèves qui avaient un statut d’orpheline devaient travailler suffisamment
pour payer l’équivalent de leur pension. Payer le gîte, les classes et les
repas. Blanche, elle, n’avait pas osé dire à sa mère qu’elle trouvait difficile
d’expliquer à ses compagnes qu’elle était une « fausse orpheline ».
Mais sa mère, qui devinait à peu près toujours tout ce qu’elle pensait, lui avait
aussi dit qu’en travaillant comme elle le faisait elle n’aurait jamais
l’impression d’être en dette envers les religieuses. Elle « gagnait »
sa croûte et ses études. Sa mère lui avait même dit qu’elle était chanceuse, à
son âge, d’avoir l’occasion de commencer à comprendre la valeur des choses.
Elle avait aussi dit que, lorsqu’elle partirait du couvent, elle pourrait avoir
la tête haute, parce que toute seule, par son application en classe et les
travaux qu’elle aurait effectués, elle aurait payé ses études. Sa mère lui
avait montré combien les religieuses avaient besoin qu’il y eût des Blanches
dans leurs couvents.
Blanche avait toujours travaillé très fort à
l’école parce qu’elle aimait ça. Mais ici, au couvent, elle travaillait encore
plus parce que ses compagnes savaient que sa mère était institutrice. Une fille
d’institutrice ne pouvait se permettre de traîner à la queue de la classe.
Blanche s’était accrochée à la tête et avait décidé de ne pas lâcher prise.
Elle avait tellement bien travaillé qu’à Noël elle avait préparé tout un cahier
décoré pour remettre son bulletin à sa mère en guise de cadeau. Mais, le
lendemain de son arrivée avec l’oncle Ovide, sa mère avait disparu pour aller
fêter Noël dans un endroit mystérieux, bien près du ciel. Leur oncle leur avait
raconté qu’elle s’était envolée durant la tempête, comme une fée, choisie cette
année-là par deux ou trois anges qui cherchaient sur la terre des bonnes
personnes à récompenser. Blanche s’était querellée avec Marie-Ange et Émilien,
qui n’avaient pas voulu croire l’histoire de l’oncle Ovide. Elle, Blanche, y
avait cru, parce que son oncle Ovide lui racontait toujours des histoires
vraies. Elle avait demandé à la sœur Sainte-Eugénie s’il était vrai que
Marie-Antoinette avait été décapitée parce qu’elle n’avait pas voulu donner à
manger aux pauvres, et quand la religieuse lui avait confirmé l’histoire de son
oncle, Blanche avait décidé de ne plus jamais douter de ce qu’il lui
raconterait. Ainsi, elle avait passé un Noël avec sa grand-mère et elle s’était
follement amusée. Sauf, évidemment, qu’elle aurait préféré que sa mère fût là.
Quand celle-ci était enfin revenue de son mystérieux voyage, elle avait
tellement apprécié leurs cadeaux qu’elle avait passé la plus grande partie de
sa journée à pleurer. Mais elle les avait rassurés – ils détestaient tous la
voir pleurer – en leur disant que, des fois, elle pleurait de joie. Cette
journée-là, elle avait pleuré de joie du matin jusqu’au soir. À cause des
cadeaux ; à cause de Rolande qui marchait bien et qui avait beaucoup
grandi ; à cause d’elle, Blanche, parce qu’elle lui avait remis un cahier
tellement propre, tellement bien dessiné, rempli de fleurs et de milliers
d’oiseaux ; à cause de Rose, qui l’avait fait rire aux larmes en racontant
que maintenant elle avait coupé au moins chacun des dix doigts sur les gants.
Sa mère avait pleuré de joie aussi quand
Émilien lui avait annoncé qu’il ne retournerait pas au collège après les
vacances, parce qu’il travaillerait toute la journée à la Acme Shœ et un peu le
soir chez Périgny. Émilien rapporterait beaucoup d’argent. Elle avait vraiment
pleuré de joie quand il lui avait dit qu’il pourrait obtenir des souliers neufs
pour tout le monde et qu’il avait dessiné leurs pieds sur des morceaux de
carton.
La journée de sa mère avait été tellement
remplie de joyeuses surprises que même Paul l’avait fait pleurer de joie parce
qu’il ne faisait plus de fièvre.
La sœur Sainte-Eugénie gardait toujours les
yeux baissés et Blanche pouvait voir ses lèvres marmonner des prières. La sœur
Sainte-Eugénie avait soixante-dix-neuf ans et, depuis cinquante-trois ans
qu’elle était en communauté, elle avait toujours été sacristine. La sœur
Sainte-Eugénie avait
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