Le cri de l'oie blanche
inspira encore, et expira encore, gardant
maintenant les yeux fermés.
Ovila la fixait, étonné de voir qu’elle
souriait à travers des larmes. Tête de mule ! Elle souriait et elle
pleurait. Confondu, il ne savait pas s’il devait encourager son sourire ou ses
pleurs. Mais elle venait de lui dire qu’il la dérangeait. Il continua de la
regarder pour essayer de comprendre. De se comprendre, lui. Il l’examina. Non.
Il n’aimait plus cette poitrine, tellement lourde maintenant, qui se soulevait
comme un soufflet de forgeron. Émilie respirait toujours. Ovila était
maintenant hypnotisé par sa figure. Elle avait les yeux ridés, et non plus de
pattes-d’oie mais de véritables stries. Creuses mais remplies d’âge. Il regarda
ses paupières qui lui tombaient à la pointe des yeux, cachant presque ces cils
touffus qui, il y avait encore peu de temps, battaient comme des ailes
d’oiseau-mouche. Il regarda son nez et grimaça au son qu’il émettait. Comme si
ses narines, si fines, avaient enflé. Il chassa rapidement cette pensée,
craignant que le chagrin qu’il avait pu lui causer en fût responsable. Il regarda
sa bouche. Même si elle souriait, le sourire semblait demander un effort. Ces
lèvres charnues qu’il avait eu tant de plaisir à mordiller, à lécher, à téter,
à embrasser, ballottaient lamentablement dans les coins, comme si, à force de
serrer les mâchoires, elle en avait usé tous les muscles. Il regarda son cou
qui ressemblait à la terre après une grosse pluie, remplie de crevasses et de
rigoles. Émilie respirait encore, mais maintenant elle émettait de petits
gémissements. Ovila se demanda s’ils signifiaient qu’elle avait mal ou qu’elle
était bien. Elle devait être bien, car ils ressemblaient à ceux qu’elle avait
émis lors de leurs nuits folles, celles du lac, celles de Montréal, celles de…
Il secoua la tête. Ces nuits ne leur appartiendraient plus jamais. Émilie
n’ouvrit pas les yeux.
Ovila se regarda. Il ne pouvait voir son
visage, mais il savait qu’il avait perdu ce teint rose que toutes les femmes
lui avaient tant envié. Il savait que les pores de son nez s’étaient ouverts et
que ses narines étaient plus épatées, comme si, lui aussi, n’avait plus assez
d’un nez pour respirer. Il regarda sa main droite, celle qui avait dirigé tous
les travaux qu’il avait faits. Elle avait maintenant des veines bleues, terriblement
gorgées de sang. Ce sang qui, probablement, avait rosi ses joues. Il regarda
son ventre. Maintenant, il pouvait le voir. Lui aussi s’assoyait sur la
deuxième moitié de son ensemble. Il recula un peu et regarda sa jambe gauche.
Une véritable branche tordue. Bonne à rien. À peine bonne à allumer un feu. À
son image. Mais, depuis deux minutes, il y avait un feu qui venait de
s’éteindre. Celui d’Émilie qui avait toujours brûlé pour lui. Le sien, qui
avait toujours flambé pour elle. Il n’avait qu’une certitude : les tisons
étaient encore là. Et les tisons, il le savait, pouvaient allumer toute une
forêt.
Ovila partit le lendemain matin, tenant sa
valise de la main droite et une casquette de la main gauche. Comme si quelque
chose en Émilie lui avait inspiré un profond respect, il n’avait pas osé s’en
coiffer, relent d’une habitude qu’il avait adoptée quand elle avait incarné la
perfection. Quand lui-même avait été un jeune tourné vers l’avenir avec un seul
but inaccessible : Émilie.
1 0
Le passage d’Ovila fit, pour Émilie, l’effet
d’un rayon de soleil en plein orage ou d’une bonne ondée par un jour
d’ensoleillement. Elle n’aurait pu le préciser. Elle sut toutefois que, le jour
même de son départ, elle avait décidé que Paul irait chez les trappistes de
Mistassini et elle s’empressa d’aller en aviser le curé Grenier afin qu’il
fasse le nécessaire. Elle arriva au presbytère encore plus échevelée que
d’habitude, traînant Rolande d’une main et son impatience de l’autre. Il
fallait que les choses se fassent rapidement. Elle avait à peine un mois devant
elle pour préparer tous ses écoliers et elle se demandait si elle trouverait un
moyen d’étirer les journées au-delà de la ligne d’horizon, des heures
immuables, des minutes galopantes.
Le curé étant absent, elle en profita pour
courir au magasin général acheter tissus, papier et crayons dont Paul aurait
besoin. Elle sortit, remerciant chaleureusement le marchand, puis rentra
aussitôt.
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