Le cri de l'oie blanche
même d’avoir quitt é La Tuque. En quinze minutes, toutes leurs
incompréhensions des dernières années y passèrent et ils en arrivèrent à leur
éternel point de discorde : la mort de Louisa.
– Ovila, regarde par la fenêtre. Vois-tu
les vaches ? Ben, écoute-moi. Va donc paître avec elles.
Ovila se leva d’un bond, furieux. Pour la
première fois, Émilie le vit grimacer.
– Ostie de jambe de tabarnak !
Maudit dos à marde !
Il se dirigea vers la chambre puis rebroussa
chemin. Il se planta devant Émilie, qui n’avait pas bronché.
– J’étais venu pour te dire que j’avais
trouvé une job. Steady à part de ça. Tu m’excuseras mille fois d’avoir
troublé ta vie de maîtresse d’école, mais j’étais venu chercher ma femme pis
mes enfants. Demain, j’vas aller les voir pis j’vas leur demander s’ils veulent
venir avec moi.
– Non. Tu as dit la même chose par
rapport à Barraute. Je te défends d’aller les mêler. C’est déjà assez
difficile pour eux autres.
– Ouais ! J’imagine que tu leur parles d e moi comme si j’étais un pas bon.
– Jamais ! J’ai assez d’orgueil pour
leur dire la vérité… Ou quelque chose comme. Leur père, tu sauras, est la personne la plus extraordinaire du monde. Quand
les enfants vont être assez grands, peut-être qu’ils vont comprendre ce que ça
veut dire, « extraordinaire ».
Ovila se rassit et regarda Émilie. Il la
croyait. Jamais elle n’aurait dit un mot contre lui. Avouer aux enfants que
leur père était un bon à rien aurait été admettre qu’elle-même avait manqué de
jugement. Ça, jamais. Plutôt inventer des histoires. Il savait aussi qu’Émilie
n’aurait jamais pu blesser les enfants. Il se radoucit. Où était-elle, sa belle
brume ? Là devant lui, se répondit-il. Aussi mystérieuse, aussi difficile
à comprendre que toujours. Aussi imprévisible.
– Émilie, j’ai trouvé un emploi de garde
forestier au lac Duparquet. C’est bien payé. Je peux travailler, même avec ma
jambe pis mon dos . Duparquet, c’est pas comme
Barraute. C’est habité. J’ai vu des écoles. Les enfants vont avoir tout ce
qu’ils veulent.
Émilie s’assit. Elle n’avait jamais espéré
qu’Ovila se trouve ce genre d’emploi. Elle savait que les gardes forestiers
étaient enviés. Par cette simple phrase, il venait de brouiller toutes les
cartes que son esprit avait réussi à mettre en ordre. La crispation de ses
traits fondit tout à coup sous le coup de grâce que, sans le savoir, il venait
de lui assener. Elle le regarda longuement, se rongea l’ongle du pouce gauche,
celui qu’elle préférait.
– Depuis quand est-ce que tu te ronges
les ongles ?
– Depuis toujours… Ça m’étonne que tu
l’aies jamais remarqué.
– Ça doit être parce que j’ai tout le
temps essayé de te regarder dans les yeux.
Émilie sourit. « Merci, Ovila »,
pensa-t-elle. Ce gentil et galant mensonge venait de la faire retomber sur
terre. Menteur d’Ovila. Combien de fois, après ses jours et ses jours
d’absence, avait-il évité de la regarder dans les yeux ! Combien de fois
s’était-il caché derrière une humeur morose ou carrément coléreuse simplement
pour éviter qu’elle lui parle ! Ah non ! Elle ne tomberait plus dans
ce piège. Mais aujourd’hui, quarante ans de vie lui disaient qu’elle devait
expliquer autrement sa position. Ne pas l’affronter. Le flatter s’il le fallait,
mais gagner.
– Ovila, je pense que c’est la plus belle
affaire qui pouvait t’arriver.
Il la regarda, lentement, à l’affût. Quand
elle prenait cette petite voix coulante, il se méfiait toujours, surtout quand
ce chantonnement suivait de près un éclat.
– Pourquoi est-ce que tu as pas dit
« nous arriver », Émilie ?
– Honnêtement ?
– Oui, honnêtement.
– Parce que moi, personnellement, ça me
dérange. Pis pas juste moi. Ça dérangerait les enfants. On en a déjà trois qui
travaillent. Pis Paul veut aller à Mistassini. J’ai pas envie de les déraciner
encore une fois.
Elle baissa les yeux. Elle l’avait dit. Elle
l’avait finalement dit. Peut-être que, cette fois-ci, il comprendrait. Tout à
coup, une digue, quelque part en elle, se rompit. Mais, au lieu de laisser passer
l’eau, elle faisait place à l’air. Elle inspira profondément, étonnée de sentir
l’air jusque dans ses entrailles. Elle expira bruyamment, sentant frissonner
les poils de ses narines. Elle
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