Le cri de l'oie blanche
Il n’avait même
pas écrit aux enfants. Lentement, il s’enterrait de plus en plus profondément à
leurs yeux. Lentement aussi, il avait disparu de l’horizon de son cœur, comme
un soleil qui se couche. Mais ce soleil-là ne se lèverait jamais.
Ce soir-là, elle coucha Rolande puis se
dirigea vers sa classe. Elle en fit le tour pour s’assurer que tout était en
ordre. Pour être certaine que cette première rentrée – la vraie avait
habituellement lieu après l’engrangement des foins – se ferait sans accrocs.
Elle s’assit ensuite à son pupitre, prit une feuille de papier et une plume
qu’elle trempa dans l’encre noire . Maintenant
qu’au vu et au su de tous Ovila était absent, elle trouvait ridicule de signer
« Madame Ovila Pronovost ». Elle griffonna sur le papier pendant
d’interminables minutes, se cherchant une nouvelle signature, mais elle se
connaissait assez bien pour savoir qu’elle se cherchait une nouvelle identité.
Pas veuve, pas mariée, mère et enseignante. Voilà ce qu’elle était maintenant.
Émilie rangea sa plume et sourit. Elle avait
trouvé. Elle relut sa dernière signature : « Dame Émilie B. Pronovost ». N’appartenant à personne, elle
avait éliminé le « ma » de « madame ». Elle avait aussi
éliminé le prénom d’Ovila, parce que le simple fait de l’écrire lui faisait mal
aux yeux. Pour se faire plaisir, elle avait repris son initiale de jeune fille,
« B. », et avait conservé le nom de
Pronovost pour afficher ses liens avec sa
belle-famille. Elle monta se coucher et demanda à son père ce qu’il pensait de
son idée d’avoir repris le « B. »
des Bordeleau. Son père ne lui répondit pas, mais, comme elle s’endormit
calmement, elle interpréta la paix qui l’habitait comme une bénédiction.
1 3
Blanche aida Alice à mettre ses vêtements en
ordre. Elle plaça le tout soigneusement, pliant chaque morceau, même les
petites culottes. Alice la regardait faire sans oser intervenir, croyant
fermement recevoir sa première leçon sérieuse de pensionnaire. La surveillante
sourit à Blanche avant de l’avertir que les lumières seraient éteintes dans dix
minutes. Blanche bouscula un peu Alice, lui demandant de se dévêtir et
d’enfiler sa chemise de nuit. Elle lui montra comment le faire sans « se
montrer ». Alice réussit assez bien. Blanche la quitta pour rejoindre son
coin du dortoir, le coin des moyennes, et salua Jeanne au passage.
La noirceur envahit le dortoir. Aussitôt que
ses yeux y furent habitués, Blanche commença à distinguer les silhouettes qui
l’entouraient. Elle se coucha sur le ventre et rumina ses pensées. Elle était
terriblement furieuse contre elle-même. Elle avait manqué de courage. Pendant
deux mois, elle avait tourné autour de sa mère pour lui parler mais elle
n’avait pas osé. Sa mère aurait peut-être mal compris.
Blanche entendit les habituels reniflements de
la rentrée mais ne s’en préoccupa pas. Puis elle pensa qu’Alice pleurait
peut-être. Elle se leva et se dirigea vers les toilettes, passant lentement
devant les lits de ses sœurs. Elles dormaient toutes les deux paisiblement.
Elle continua néanmoins jusqu’aux toilettes. Trois autres filles y étaient,
ricanant. Quand elles la virent approcher, elles se turent. Blanche les
regarda, sachant fort bien qu’elles devaient se raconter leurs aventures de
vacances. Les grandes faisaient toujours cela. Elle actionna la chasse et
retourna à son lit.
Elle aurait dû le dire à sa mère. Depuis
qu’ils étaient revenus à Saint-Tite, elle avait eu la conviction qu’elle
fréquenterait l’école du Bourdais. Qu’elle serait enfin l’élève de sa mère.
Mais pas une seule fois durant l’été sa mère n’avait parlé de la possibilité de
la retirer du couvent. Pire, elle l’avait même encouragée à coudre les
uniformes. Blanche s’était dit qu’elle ne porterait jamais l’uniforme qu’elle
se faisait, pour la simple raison que jamais elle ne retournerait au
pensionnat. Quand elle avait enfin compris qu’elle n’y échapperait pas, elle
s’était convaincue qu’elle serait externe. Ou, à tout le moins, qu’elle aurait
le courage de le demander à sa mère. Le couvent n’était pas assez éloigné de la
maison. Maintenant, son statut d’orpheline serait encore plus encombrant.
Lorsqu’ils habitaient au lac Éric, la raison était évidente. Mais maintenant,
il n’y avait plus d’issue
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