Le crime de l'hôtel Saint-Florentin
passait en débit. Il avait la réputation d'écouter peu et mal, parlant toujours avant de penser. Nicolas regardait sans la voir cette scène et l'assemblée attentive tout autour. Quel rôle y jouait-il, lui, le magistrat des affaires extraordinaires ? Certes, il en connaissait à merveille les détours, les usages, les visages vrais ou faux, les pièges de toute sorte. Voyageur amariné aux tempêtes de ce pays-ci, il se sentait pourtant extérieur à lui. Comme un spectateur de son propre jeu se mêle sans se confondre et connaît par cœur les paroles et les gestes voulus et convenus, il tenait sa partie avec l'attention la plus froide, la plus exacte et la moins passionnée. Dans cette société où seuls comptaient les distinctions subtiles et l'ordonnancement précis des qualités et des privilèges, il dansait sur des flots agités, habitué d'une musique aux gammes apprises de longue main, à vrai dire depuis les salons de son père au château de Ranreuil. Habile à écarter les périls, n'avançant jamais une parole dont on aurait pu le reprendre, courtisan par obligation, serviteur par nécessité, homme du roi par état, fidèle par passion, il maîtrisait sans gêne ni plaisir l'usage de ce monde et de ces gens, séparé d'eux par une muraille invisible, insoucieux de savoir de qui venait l'initiative de l'avoir dressée.
Cette frontière élevée participait-elle d'une attaque ou d'une défense, il n'en savait trop rien lui-même. Libre dans son armure, rien ne le pouvait toucher ; nulle parole, si meurtrière en ces temps de persiflage, ne l'atteignait. Il se sentirait seulement comptable de celle qui, par malheur ou par extraordinaire, tomberait de la bouche du roi. Il éprouva comme une bouffée de bonheur et d'orgueil d'être au fond si affranchi et si détaché. Oui, songeait-il, le destin l'avait précipité dans un tableau avec la possibilité d'en sortir, comme dans ses rêves d'enfant, cela quel qu'en fût le cadre. Ainsi se maintenait-il, établi à sa juste place, dans la rigidité d'un système où le moindre faux pas brisait une réputation, salissait un nom et compromettait une carrière. À ce taillis de chausse-trappes dans lequel pâturaient tant de mérites usurpés, le commissaire Nicolas Le Floch opposait la fermeté d'une indifférence polie et d'une expérience renforcée.
Maurepas continuait à pérorer sous le regard béat du roi qui s'abandonnait aux soins de ses gens. Nicolas comparait le ministre à Noblecourt. Sensiblement du même âge, ils avaient jadis hanté ensemble les fêtes du Paris de la Régence. L'un semblait s'être perpétué sans rien apprendre alors que l'autre appartenait à « ce petit nombre d'hommes excellents et triés qui, ayant été doués d'une belle et particulière force naturelle, l'ont encore raidie et aiguisée par soin, par étude et par art, et l'ont montée au plus haut point de sagesse où elle puisse atteindre ». La citation de Montaigne lui était venue spontanément à l'esprit, vestige de ses lectures d'adolescent dans la bibliothèque du château de Ranreuil. Son premier sentiment sur le successeur d'Aiguillon répondait au jugement public : Maurepas, bien rasé, bien poudré, bien rajeuni, avait l'air de penser profondément à rien.
Le bruit des armes portées par les gardes annonçant le départ du roi le ramena à la réalité. Il s'empressa de prendre la suite par l'itinéraire identique à celui emprunté lors de sa première visite à Versailles. Parvenu dans ses appartements, le roi se retourna pour lui faire signe d'avoir à l'accompagner sur un autre domaine plus privé encore. Dans la petite galerie dominant la cour des cerfs, s'ouvrait la demi-volute d'un escalier étroit et sombre. Une large porte les accueillit qui une fois ouverte donnait sur une grande pièce mansardée où dominait, dès l'abord, une forte odeur de limaille, de cuir et de cordages. De là, on pouvait atteindre un petit belvédère avec vue sur les toits du château, les jardins et le parc. D'un coup d'œil, Nicolas nota la présence de maquettes de navires, d'instruments de navigation, d'horloges entières ou démontées, de serrures et de mécanismes divers. Des livres et des cartes se rencontraient un peu partout, éparpillés, avec d'autres objets qui tous dénotaient la curiosité de leur propriétaire. D'évidence, le roi se détendait dans ce réduit personnel. Il est vrai qu'il connaissait son visiteur depuis
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