Le Crime De Paragon Walk
d’une
haine farouche, aussi primitive que la naissance ou la mort. N’était-ce ce
jardin civilisé, avec ses conversations protocolaires, le tintement des verres,
les rires polis, il l’aurait mise en pièces, se serait jeté sur elle avec un
couteau pointu qu’il aurait enfoncé jusqu’à la garde pour l’éventrer…
Elle tourna les talons, malade de peur, mais pas avant qu’il
n’eût surpris la lueur de compréhension dans ses yeux. Pas étonnant que la
pauvre Phœbe ne l’eût jamais considéré comme un violeur potentiel. Et
maintenant que Charlotte savait elle aussi, il ne le lui pardonnerait pas jusqu’au
tombeau.
Elle s’éloigna à l’aveuglette, consumée par sa découverte. Les
soieries retombaient mollement dans l’air immobile. Les peaux satinées étaient
constellées de minuscules moucherons noirs. Il faisait de plus en plus chaud. Les
conversations allaient bon train autour d’elle, mais elle n’entendait qu’un
brouhaha.
— Vous prenez les choses trop à cœur. C’est stupide, certes,
et pas très reluisant, mais il ne faut pas que ça vous affecte, ni vous ni
votre sœur.
C’était Paul Alaric qui lui tendait un verre de citronnade ;
il avait l’air soucieux, mais son œil pétillait comme toujours d’un humour
caché.
Elle se souvint du jardin d’hiver.
— Ça n’a rien à voir, dit-elle en secouant la tête. Je
pensais à tout autre chose, quelque chose de réel.
Il lui offrit la citronnade et, de sa main libre, chassa un
moucheron qui allait se poser sur sa joue.
Elle prit le verre et, se tournant légèrement, croisa le
regard malveillant de Jessamyn Nash. Cette fois, elle sut presque par avance ce
que c’était : rien de très compliqué, juste de la jalousie pure et simple
parce que Paul Alaric l’avait touchée, parce qu’il se préoccupait d’elle et qu’il
était sincère.
Charlotte éprouva une envie irrépressible de fuir tout cela,
la politesse qui masquait les rancœurs, le jardin étouffant, les bavardages
futiles et les haines rentrées.
— Où est la tombe de Hallam Cayley ? demanda-t-elle
à brûle-pourpoint.
Alaric ouvrit des yeux étonnés.
— On l’a enterré dans le même cimetière que Fulbert et
Fanny, à un quart d’heure d’ici. Ou, plus précisément, à l’extérieur… les
suicidés n’ont pas droit à la terre consacrée.
— Je voudrais aller le voir. Croyez-vous qu’on va s’en
apercevoir si je cueille quelques fleurs au portail en sortant ?
— J’en doute. Pourquoi, ça vous gêne ?
— Pas du tout.
Charlotte lui sourit, reconnaissante qu’il se fût abstenu de
commentaires évidents ou de critiques à son encontre.
Elle ramassa quelques pâquerettes, quelques dahlias et trois
ou quatre lupins à longue tige, déjà un peu flétris, mais encore colorés, et s’engagea
dans la rue en direction de l’église. C’était moins loin qu’elle ne l’avait cru,
mais la chaleur était proprement suffocante. Le ciel était bas et lourd, et l’air
pullulait de petits insectes.
Le cimetière était désert. Elle franchit le porche à l’abri
des regards et suivit l’allée entre les sépultures avec leurs anges sculptés et
leurs plaques commémoratives, jusqu’aux ifs et au-delà, dans l’espace réservé à
ceux que l’on enterrait sans la bénédiction de l’Église. Sur la tombe toute
fraîche de Hallam, la terre portait encore des traces de bouleversement.
Charlotte la contempla pendant plusieurs minutes avant de
déposer ses fleurs. Elle n’avait pas pensé à apporter un récipient, et il n’y
avait rien de prévu à cet effet. Peut-être estimait-on que personne n’irait
porter des fleurs à quelqu’un comme Hallam.
Elle regardait la glaise sèche et dure, songeant à Paragon
Walk, à la bêtise, aux souffrances inutiles et à la solitude.
Plongée dans ses réflexions, elle entendit soudain des pas
et leva la tête. Jessamyn Nash sortait de l’ombre des ifs, un bouquet de lis
dans les bras. Reconnaissant Charlotte, elle hésita, les traits pincés, l’œil
presque noir.
— Que faites-vous ici ? demanda-t-elle tout
doucement, se dirigeant vers Charlotte.
Elle brandissait son bouquet, et Charlotte surprit l’éclair
argenté d’une paire de ciseaux dans sa main.
Sans savoir pourquoi, elle eut peur, comme si, surgie de l’atmosphère
électrique, la foudre s’était abattue à ses pieds. Jessamyn s’arrêta en face d’elle,
de l’autre côté de la tombe.
Charlotte
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