Le Crime De Paragon Walk
excuse. Elle ne pouvait décemment pas accompagner Emily chez ses connaissances de Paragon Walk, vêtue de mousseline grise. Momentanément furieuse contre Emily de l’avoir mise au pied du mur, elle la fusilla du regard.
Tante Vespasia s’éclaircit ostensiblement la voix.
— Et à qui au juste comptez-vous rendre visite ?
Emily regarda Charlotte et, comprenant son
erreur, se rattrapa avec maestria.
— Je pensais à Selena Montague. Elle s’adore en rose parme, or cette couleur sied tellement mieux à Charlotte que je serais ravie de la montrer à Selena dans ma nouvelle robe de soie. Je n’aime pas Selena, ajouta-t-elle inutilement à l’intention de Charlotte. Et la robe t’ira à merveille. Cette stupide couturière s’est emmêlé les doigts et l’a faite beaucoup trop longue pour moi.
Tante Vespasia l’approuva d’un petit sourire.
— Je croyais que vous aviez une dent contre Jes-samyn Nash, remarqua-t-elle négligemment.
— J’aime bien titiller Jessamyn, fit Emily avec un geste de la main. Ce n’est pas tout à fait pareil. Je ne me suis jamais demandé si elle m’était sympathique ou non.
— Et à qui va ta sympathie? s’enquit Charlotte, désireuse d’en savoir plus sur le voisinage.
Maintenant que la question vestimentaire était réglée, elle repensait à Fanny Nash et à la peur que les autres semblaient avoir oubliée.
— Oh...
Emily réfléchit un instant.
— J’aime bien Phoebe Nash, la belle-sœur de Jessamyn... si seulement elle avait un peu plus confiance en elle. Et j’aime bien Albertine Dil-bridge, bien que sa mère m’agace. J’aime bien Dig-gory Nash, mais je ne sais pas pourquoi. Je n’ai rien de particulier à porter à son actif.
On vint annoncer le déjeuner, et les trois femmes se dirigèrent vers la salle à manger. C’était peut-être la première fois de sa vie que Charlotte voyait un repas d’une aussi exquise simplicité. Il se composait uniquement de mets froids, mais si raffinés que leur préparation avait dû nécessiter des heures. Dans la chaleur suffocante, c’était déjà un délice de contempler les potages glacés, le saumon frais aux petits légumes froids, les glaces, les sorbets et les fruits. Elle en était à la moitié du repas, mangeant délicatement, comme si c’était son ordinaire, quand elle se rappela que Pitt devait sûrement mastiquer un épais sandwich avec, dans le meilleur des cas, une fine tranche de viande froide, ou alors du fromage sec et plâtreux. Elle reposa sa fourchette, faisant rouler les petits pois. Ni Emily ni Vespasia ne s’en aperçurent.
Il fallut une bonne demi-heure, l’œil critique d’Emily et au moins une douzaine d’épingles pour que Charlotte, enfin satisfaite, se juge présentable dans la robe de soie parme, et prête à affronter les habitants de Paragon Walk. A dire vrai, elle était plus que satisfaite. La soie était d’excellente qualité, et la couleur, remarquablement flatteuse. Son chatoiement, allié à la peau ambrée et à la chevelure éclatante de Charlotte, suffisait à l’emplir de vanité. Quel dommage que de devoir l’enlever pour la rendre à Emily en fin d’après-midi! La mousseline grise avait perdu tout son attrait. Elle n’avait plus rien d’élégant : elle paraissait terne et terriblement démodée.
Tante Vespasia la complimenta avec une pointe d’ironie quand elle descendit, mais elle soutint sans ciller le regard de la vieille dame, en espérant qu’elle ne soupçonnait pas le nombre d’épingles qu’il avait fallu utiliser, ni que Charlotte avait dû relacer vigoureusement son corset pour pouvoir enfiler l’ancienne taille d’Emily.
Elle remercia Vespasia et suivit Emily dans l’allée ensoleillée, la tête haute et le dos raide. En fait, il lui eût été difficile de se tenir autrement, et elle devrait faire attention au moment de s’asseoir.
Selena Montague habitait cent mètres plus loin, et Emily ne dit pas grand-chose en chemin. Elles frappèrent à la porte qui fut ouverte aussitôt par une pimpante soubrette en noir et dentelles : visiblement, elle attendait les visites. Mrs. Montague était dans le jardin ; on les convia donc à l’y rejoindre. La maison était luxueuse et cossue; toutefois, l’œil expert de Charlotte décela les minuscules économies : une reprise dans la frange d’un abat-jour, un coussin dont la housse avait manifestement été retournée, formant une tache
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