Le Crime De Paragon Walk
après ça je les verrai forcément d’un autre œil. Ils sont tous si prudents que, quelquefois, je m’ennuie à pleurer. J’ai l’horrible impression que je ne suis plus capable d’être sincère avec moi-même !
Charlotte glissa son bras sous celui d’Emily, et toutes deux sortirent par les portes-fenêtres sur la pelouse à l’arrière de la maison. Le soleil brillait, aveuglant, dans un ciel sans nuages.
— Ça m’étonnerait, dit-elle. Tu as toujours su dissocier paroles et pensées. Moi pas, c’est pourquoi je suis un désastre en société.
Emily pouffa de rire, se souvenant, et pendant quelques minutes, elles évoquèrent ensemble les catastrophes du passé qui, si elles les avaient fait rougir sur le moment, les unissaient à présent par les liens du rire et de l’affection partagée.
Charlotte en avait oublié le but de sa visite quand une soudaine mention de Sarah, leur sœur aînée assassinée par l’étrangleur de Cater Street, lui fit penser au meurtre, à sa terreur omniprésente, oppressante, et à l’acide corrosif de la suspicion qu’il traînait dans son sillage. Elle n’avait jamais été subtile, et surtout pas avec Emily qui la connaissait si bien.
— Comment était Fanny Nash ?
Elle voulait l’opinion d’une femme. Thomas était intelligent, mais très souvent, l’essentiel — ce qu’une autre femme eût trouvé évident — échappait aux hommes. Combien de fois elle les avait vus se laisser prendre au jeu d’une jolie fille qui se prétendait fragile, alors que Charlotte la savait forte et dure comme de la pierre !
La gaieté déserta le visage d’Emily.
— Tu vas encore jouer les limiers? s’enquit-elle avec méfiance.
Charlotte songea à Callander Square. A l’époque, Emily avait bien voulu mener son enquête. Elle avait même insisté là-dessus, et, par moments, ce fut comme une sorte d’aventure... avant l’effrayant, le sinistre dénouement.
— Non ! répondit-elle instantanément.
Puis :
— Ma foi, oui. Je ne peux pas ne pas m’y intéresser. Mais je n’ai pas l’intention de poser des questions à droite et à gauche, ça non ! Ne sois pas bête, voyons. Ce serait tout à fait déplacé. Tu sais très bien que je ne te ferais pas ça. Il m’arrive de manquer de tact, soit, mais je ne suis pas stupide !
Emily capitula, sans doute parce qu’elle était curieuse elle aussi et que l’affaire n’avait pas encore pris une tournure définitivement sordide.
— Évidemment! Excuse-moi. En ce moment, j’ai les nerfs à vif.
Elle se colora imperceptiblement à cette allusion à son état : elle n’y était pas encore accoutumée, et, de toute façon, on ne parlait pas de ces choses-là.
— Fanny était assez quelconque, en fait. Tu veux la vérité, j’imagine? C’est la dernière personne au monde que j’aurais soupçonnée d’éveiller une telle passion chez quelqu’un. Il devait être complètement fou, le malheureux. Oh... !
Elle pinça les lèvres, surprise elle-même en flagrant délit de gaffe. Depuis son mariage, elle s’enorgueillissait d’être exempte de ce défaut-là. L’influence de Charlotte était certainement contagieuse.
— Naturellement, on n’a pas à le plaindre, se reprit-elle. Ce serait un tort. Sauf que, s’il est fou, ce n’est pas entièrement sa faute. Crois-tu que Thomas va l’arrêter?
Charlotte ne savait que répondre. Elle pouvait dire, certes, qu’elle n’en savait rien, mais ce n’était pas vraiment une réponse. Le sens véritable de la question d’Emily était : Thomas disposait-il d’un indice quelconque; était-ce quelqu’un du quartier ou non ; pouvait-on considérer cette histoire comme un drame, mais totalement extérieur à leur propre univers, une brève intrusion appartenant désormais au passé, un incident survenu dans Paragon Walk, mais qui aurait pu se produire n’importe où, au gré des lubies d’un détraqué?
— Il est trop tôt pour se prononcer, fit-elle, prudente. Si c’est un fou, il se promène sûrement ailleurs à l’heure qu’il est, et puisqu’il n’a eu aucune raison de choisir Fanny, sinon qu’elle était là, il sera difficile à identifier... même si on le retrouve.
Emily la regarda droit dans les yeux.
— Autrement dit, tu penses que ce n’était pas forcément un fou?
Charlotte évita son regard.
— Emily, comment le saurais-je? Tu dis que Fanny était très...
Weitere Kostenlose Bücher