Le Crime De Paragon Walk
la haine qu’elle lut dans son regard.
— Nous fréquentons trop souvent les mêmes lieux, fit Selena entre ses dents. Je ne voudrais surtout pas qu’on me soupçonne de singer vos goûts... en quoi que ce soit. L’originalité avant tout, ne croyez-vous pas, Mrs. Pitt ?
Et elle se tourna vers Charlotte. Qui, obnubilée par la robe retouchée, hérissée d’épingles, d’Emily, ne sut que répondre. Elle était toujours sous le coup de la haine qu’elle avait entrevue et de l’odieuse remarque de Fulbert Nash sur les sépulcres blanchis.
Étrangement, ce fut Fulbert qui vint à sa rescousse.
— Jusqu’à un certain point, dit-il nonchalamment. A force d’être original, on devient bizarre et on finit carrément excentrique. N’êtes-vous pas de mon avis, Miss Lucinda?
Miss Lucinda renifla et s’abstint de tout commentaire.
Emily et Charlotte s’excusèrent peu après et, comme Emily n’avait manifestement pas envie de poursuivre les visites, elles rentrèrent à la maison.
— Quel homme étonnant, ce Fulbert Nash, observa Charlotte tandis qu’elles gravissaient les marches. Qu’entendait-il donc par « sépulcres blanchis » ?
— Comment le saurais-je? rétorqua Emily avec humeur. Peut-être qu’il a mauvaise conscience.
— Pourquoi ? A cause de Fanny ?
— Aucune idée. C’est un individu détestable. Ils
le sont tous chez les Nash, sauf Diggory. Afton est proprement infect. Et, quand on est horrible soi-même, on a tendance à penser que tout le monde l’est aussi.
Mais Charlotte n’avait pas l’intention d’en rester
là.
— Crois-tu qu’il sait réellement des choses sur les gens du quartier? Miss Lucinda n’a-t-elle pas dit que les Nash habitent ici depuis des générations?
— Ce n’est qu’une stupide vieille commère!
Emily traversa le palier et pénétra dans son dressing. Elle ôta la vieille robe de mousseline de Charlotte de son cintre.
— Tu devrais avoir le bon sens de ne pas l’écouter.
Charlotte entreprit la chasse aux épingles dans la soie parme, les retirant une à une.
— Mais si les Nash vivent là depuis des années, Mr. Nash en sait peut-être beaucoup sur les uns et les autres. C’est ce qui arrive entre voisins et, en général, les gens n’oublient pas.
— Eh bien, il ne sait rien sur moi ! Parce qu’il n’y a rien à savoir !
Charlotte se tut enfin. La véritable peur n’était plus un secret. Bien sûr que Mr. Nash ne savait rien sur Emily, mais qui irait suspecter Emily de viol et de meurtre ? En revanche, que savait-il sur George ? Car George avait passé ici tous les étés de sa vie.
— Ce n’est pas à toi que je pense.
Elle fit glisser la robe parme sur le parquet.
— Évidemment.
Emily la ramassa et lui tendit la robe de mousseline grise.
— Tu penses à George ! Simplement parce que j’attends un enfant et que George est un gentleman, qu’il n’a donc pas besoin de travailler comme Thomas, tu t’imagines qu’il passe son temps à boire, à jouer et à collectionner les conquêtes, qu’il a pu s’amouracher de Fannv Nash et refuser de se laisser éconduire !
— Je n’imagine rien de tel!
Charlotte prit sa robe et l’enfila lentement. Elle était plus confortable que l’autre, et elle put desserrer son corset d’un bon pouce, mais le tissu avait l’air indiciblement terne.
— J’ai juste l’impression que c’est ce que tu crains.
Emily fit volte-face, la figure empourprée.
— Balivernes! Je connais George et j’ai confiance en lui !
Charlotte ne chercha pas à discuter; l’angoisse était trop présente dans la voix d’Emily, rongée par le poison violent, corrosif, de la peur. Dans quelques semaines, quelques jours peut-être, celle-ci allait se muer en incertitude, en doute, voire en suspicion pure et simple. Et George avait bien commis une erreur à un moment ou à un autre, fait ou dit une sottise, quelque chose qu’il aurait mieux valu oublier.
— Mais bien sûr, dit-elle avec douceur. Espérons que Thomas découvrira bientôt le coupable et que nous finirons par ne plus penser à cette histoire. Merci de m’avoir prêté ta robe.
Emily passa une soirée déplorable. George était à la maison, mais elle ne savait pas quoi lui dire. Elle avait toutes sortes de questions à lui poser; cependant, c’eût été trahir ses doutes si ouvertement qu’elle n’osa le faire.
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