Le Crime De Paragon Walk
commerçant, mais il le fit sans aucune gaucherie, et
même avec une curieuse sorte de grâce. Au fond, il n’était pas aussi
désarticulé qu’il en avait l’air. Non, mais vraiment, quel drôle de phénomène !
— Asseyez-vous donc, Thomas, offrit Emily. Je vais demander
qu’on nous apporte plus de thé.
Tout en parlant, elle actionna la sonnette.
— Que désirez-vous savoir, cette fois ? s’enquit
Vespasia.
Il n’était tout de même pas là pour une simple visite de politesse ?
Pitt se tourna à demi vers elle. Malgré son aspect très quelconque,
elle ne le trouvait pas désagréable. Son visage respirait une intelligence peu
commune et un humour comme elle n’en connaissait à personne dans Paragon Walk, sauf
peut-être à ce Français suprêmement élégant qui tournait la tête à toutes les
femmes. Voyons, ce n’était pas pour ça qu’Emily se serrait la taille, hein ?
La réponse de Pitt interrompit le cours de ses pensées.
— Je n’ai pas pu voir Lord Ashworth précédemment, madame.
Mais oui, bien sûr. Évidemment que le bougre devait voir
George. Le contraire paraîtrait bizarre.
— Tout à fait, acquiesça-t-elle. Vous voulez savoir, j’imagine,
où il était ?
— Oui, s’il vous plaît.
Elle se retourna vers George, perché en biais sur le bras d’un
fauteuil. Si seulement il s’asseyait correctement ! Mais il en était
incapable depuis son enfance. Il ne tenait pas en place, même à cheval ; Dieu
merci, il était excellent cavalier et ne tirait pas sur les rênes à tout bout
de champ. Il le devait à sa mère. Son père était un sot.
— Alors ? demanda-t-elle d’un ton tranchant. Où
étais-tu, George ? Tu n’étais pas là !
— J’étais sorti, tante Vespasia.
— Cela me semble évident, riposta-t-elle sèchement. Où
étais-tu ?
— À mon club.
Quelque chose dans la posture de George la mit mal à l’aise
et la fit douter de sa réponse. Ce n’était pas vraiment un mensonge, sinon par
omission. Elle le sut à sa façon de se tortiller. Son père s’était conduit
pareillement lorsque, enfant, il s’était aventuré dans le garde-manger pour
goûter au porto. Le fait que le majordome eût éclusé la majeure partie de la
bouteille n’entrait pas en ligne de compte.
— Tu as plusieurs clubs, observa-t-elle vertement. Dans
lequel étais-tu ce soir-là ? Veux-tu que Mr. Pitt aille faire le tour de
tous les clubs de Londres pour demander des renseignements à ton sujet ?
Le visage de George se colora.
— Bien sûr que non, répondit-il avec irritation. J’ai
passé presque toute la soirée au Whyte, je crois. De toute façon, j’étais avec
Teddy Aspinall. Qui du reste ne devait pas avoir la notion de l’heure, pas plus
que moi. Mais vous pouvez toujours lui poser la question, dit-il, se
contorsionnant en direction de Pitt. Quoique je préfère que vous n’insistiez
pas trop. Comme il était très imbibé, il ne doit pas se rappeler grand-chose, et
c’est plutôt gênant pour lui. Sa femme est fille du duc de Carlisle, à cheval
sur les principes. Ça ne lui facilite pas la vie.
Le vieux duc de Carlisle était mort, et Daisy Aspinall était
aussi habituée aux beuveries de son époux qu’elle l’avait été à celles de son
père. Toutefois, Vespasia s’abstint de le faire remarquer. Mais pourquoi George
ne voulait-il pas que Pitt pose des questions ? Redoutait-il que Pitt
laisse entendre qu’il était son beau-frère ? Incontestablement, George n’en
serait pas ravi, mais on n’était pas responsable des excentricités de ses
proches, du moment qu’ils n’en faisaient pas étalage. Jusqu’à présent, Emily
avait fait preuve d’une discrétion exemplaire, dans la mesure où la loyauté
vis-à-vis de sa sœur le lui permettait. Vespasia ne se cachait pas qu’elle
éprouvait une curiosité grandissante pour cette sœur qu’elle n’avait jamais vue.
Pourquoi Emily ne l’invitait-elle pas ? Puisqu’elles étaient sœurs, cette
jeune personne avait dû recevoir une éducation acceptable, non ? Emily en
tout cas savait se conduire comme une dame de la haute société. Seul quelqu’un
comme Vespasia, avec son immense et subtile expérience, était capable de
reconnaître qu’elle ne l’était pas… pas tout à fait.
Elle avait manqué une partie de la conversation. Plût au
ciel qu’elle ne fût pas frappée de surdité ! Elle ne supporterait pas de
devenir sourde. Ne pas entendre ce que disent
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