Le Crime De Paragon Walk
douleur.
Mrs. Smith émit un grognement réprobateur et disparut dans la cuisine. L’instant d’après, elle revint avec une bouteille emplie d’un liquide transparent.
— Vous lui badigeonnez les gencives avec un bout de coton, et ça va la calmer en un rien de temps, vous verrez.
Charlotte la remercia avec effusion. Elle s’abstint de demander ce qu’il y avait dans la potion; en fait, elle préférait ne pas le savoir, du moment que ce n’était pas du gin, que certaines femmes, semblait-il, donnaient à leurs enfants quand elles ne supportaient plus de les entendre pleurer. Du reste, elle l’aurait certainement reconnu à l’odeur.
— Et comment va votre pauv’ sœur? s’enquit Mrs. Smith, contente de pouvoir faire un brin de causette.
Charlotte saisit l’occasion pour préparer le terrain en vue d’une prochaine visite chez Emily.
— Pas très bien, répondit-elle rapidement. Le frère d’un ami a disparu sans laisser de trace, et tout le monde est extrêmement inquiet.
— O-o-oh ! fit Mrs. Smith, ravie. Ça alors ! C’est incroyable, où est-il donc passé ?
— Personne ne le sait.
Charlotte comprit qu’elle avait gagné.
— Mais demain, si vous avez la gentillesse de me garder Jemima, bien que je n’ose pas vous le demander, vu que...
— Pas de problème ! déclara Mrs. Smith instantanément. Je m’en occupe, vous tracassez pas. D’ici une semaine ou deux, elle aura fait ses dents, et la pauvre biquette se sentira beaucoup mieux. Allez voir votre sœur, mon chou. Tâchez de savoir ce qui s’est passé !
— Vous en êtes sûre?
— Mais oui !
Charlotte accepta avec un sourire radieux.
A vrai dire, elle y allait autant par curiosité que dans l’espoir d’aider Emily. En tout cas, elle pourrait aider Pitt : c’était sans doute sa motivation première. Après tout, la disparition de Fulbert n’avait rien à voir avec George. Et elle avait très envie de bavarder avec tante Vespasia. Comme cette dernière le faisait souvent remarquer — pas toujours à bon escient —, elle connaissait la plupart des habitants de Paragon Walk depuis leur enfance et elle avait une mémoire d’éléphant. Or, fréquemment, de petits détails, des bribes du passé permettaient d’élucider une situation présente qui autrement serait restée dans l’ombre.
Elle arriva chez Emily à l’heure du traditionnel thé de l’après-midi, et la femme de chambre, qui la reconnut cette fois, la fit entrer aussitôt.
Emily était déjà en compagnie de Phoebe Nash et de Grâce Dilbridge; tante Vespasia rentra du jardin au moment même où Charlotte franchissait la porte. On échangea les habituelles formules de politesse. Emily dit à la bonne qu’elle pouvait servir le thé. En quelques minutes, ce fut fait : service en argent, tasses et soucoupes en porcelaine fine, minuscules sandwiches au concombre, tartelettes aux fruits et babas saupoudrés de sucre glace et agrémentés de crème fouettée. Emily versa le thé, et la bonne attendit pour le distribuer.
— Je me demande ce que fait la police, dit Grâce Dilbridge sur un ton de reproche. Apparemment, ils n’ont pas retrouvé la moindre trace du pauvre Fulbert.
Naturellement, Grâce ne se doutait pas un instant que la police en question comptait dans ses rangs le propre époux de Charlotte. Laquelle dut faire un effort pour se le rappeler. L’idée d’avoir des fréquentations dans la police était socialement inconcevable. Les joues d’Emily se colorèrent vivement; curieusement, ce fut elle qui prit la défense des forces de l’ordre.
— S’il ne souhaite pas qu’on le retrouve, il est extrêmement difficile ne serait-ce que de savoir par quoi commencer. Moi, je n’en aurais pas la moindre idée. Comme vous, peut-être?
— Certes, fit Grâce, décontenancée. Mais je ne suis pas policier.
Le beau visage impassible de Vespasia ne trahit qu’un léger étonnement; son regard effleura Charlotte avant de se poser sur Grâce.
— D’après vous, ma chère, questionna-t-elle, les policiers seraient donc plus intelligents que nous?
Grâce resta momentanément sans voix. Ce n’était pas du tout ce qu’elle avait voulu dire, et cependant, tel était bien le sens de ses propos. Pour masquer sa confusion, elle but une gorgée de thé et mordit dans un sandwich au concombre. Une expression perplexe se peignit sur ses traits, supplantée aussitôt par une
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