Le Crime De Paragon Walk
lui demander ce qu’il faisait. Ce ne doit pas être facile de
trouver un assassin quand on ne sait pas du tout par quoi commencer et que
personne n’est capable de vous fournir un alibi.
— Nom d’un chien ! fit-il, désemparé. J’étais à
mille lieues d’ici. Quand je suis rentré, c’était déjà fini, terminé. Je n’aurais
pu rien faire, rien voir.
— Alors pourquoi vous mettre dans cet état ?
Elle ne le regardait toujours pas en face.
Il y eut un silence. Lorsqu’il parla, ce fut d’une voix plus
calme, empreinte de lassitude.
— Je n’aime pas qu’on enquête sur moi. Je n’aime pas qu’on
interroge la moitié de Londres à mon sujet, et que tout le monde sache qu’il y
a un violeur et un assassin dans ma rue. Je n’aime pas l’idée qu’il soit
toujours en liberté, qui qu’il soit. Et, par-dessus tout, je n’aime pas penser
que ce pourrait être l’un de mes voisins, quelqu’un que je connais, que j’estime
peut-être, depuis des années.
Comment ne pas le comprendre ? Naturellement, George
était sous le choc. Il fallait être totalement insensible, voire stupide, pour
demeurer indifférent à ce drame. Elle se retourna et lui sourit, enfin.
— C’est dur pour tout le monde, dit-elle doucement. Et
nous avons tous peur. Mais cela risque de prendre du temps. Si c’est un cocher
ou un valet, il ne sera pas facile à retrouver, et si c’est l’un d’entre nous… il
doit avoir plus d’un tour dans son sac pour ne pas se faire remarquer. Si nous
avons vécu tant d’années à ses côtés sans nous douter de rien, comment
voulez-vous que Thomas le découvre en l’espace de quelques jours ?
Il ne répondit pas. À vrai dire, il n’avait pas d’argument à
lui opposer.
Malgré les événements tragiques, il y avait toujours
certaines obligations mondaines à respecter. On ne renonçait pas à toute
discipline simplement à cause d’un deuil, surtout si le deuil en question s’accompagnait
de circonstances scabreuses. Il eût été inconvenant d’apparaître aux réceptions
si tôt, mais les visites de l’après-midi, effectuées avec discrétion, c’était
tout autre chose. Poussée par un intérêt que justifiait le sens du devoir, Vespasia
alla voir Phœbe Nash.
Elle avait l’intention de lui exprimer sa sympathie. Elle
déplorait sincèrement la mort de Fanny, même si l’idée de mourir ne l’affligeait
plus comme au temps de sa jeunesse. Elle s’y était résignée comme on se résigne
au fait de rentrer chez soi après une longue et brillante soirée. Puisque cela
devait arriver, l’on pouvait même être déjà prêt, lorsque sonnait l’heure. Mais
ce n’était certainement pas le cas de Fanny, la pauvre enfant.
Durant cette visite, sa patience se trouva mise à rude épreuve.
Phœbe se montra plus incohérente encore qu’à l’ordinaire. On aurait dit qu’elle
brûlait de lui faire une confidence, mais que les mots lui manquaient. Vespasia
essaya tour à tour la sollicitude et le silence appréciateur, mais chaque fois,
Phœbe se lançait dans une digression de dernière minute, tortillant son
mouchoir jusqu’à ce qu’il ne fût même plus bon à fourrer une pelote à épingles.
Vespasia partit sitôt la mission accomplie, mais une fois dehors,
sous le soleil aveuglant, elle ralentit le pas en réfléchissant à la cause du
désarroi de Phœbe. La pauvre femme semblait incapable de fixer son attention
sur quoi que ce soit pendant plus d’une minute.
Etait-elle submergée de chagrin à ce point-là ? Elle ne
lui avait jamais paru très proche de Fanny. Vespasia ne se rappelait qu’une
douzaine d’occasions où elle les avait vues ensemble. Jamais Phœbe n’avait
accompagné Fanny aux bals ou aux réceptions, pas une fois elle n’avait organisé
une soirée pour elle, bien que ce fût sa première saison.
Soudain, une pensée nouvelle et très déplaisante lui vint à
l’esprit, tellement hideuse qu’elle s’arrêta net au milieu de l’allée, sans
remarquer le regard curieux de l’aide-jardinier.
Phœbe savait-elle quelque chose qui lui aurait permis d’identifier
le violeur et l’assassin de Fanny ? Aurait-elle vu, entendu quelque chose ?
Ou, plus vraisemblablement, était-ce un épisode du passé qui l’aurait amenée à
comprendre ce qui était arrivé, et à qui ?
Cette idiote allait bien en parler à la police ? C’était
très joli, la discrétion. Sans elle, la société se désintégrerait, et,
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