Le Crime De Paragon Walk
déjà décidé de tuer Fanny.
Une vague de nausée qui n’avait rien à voir avec son état
submergea Emily.
— Mais enfin, pourquoi elle ? Je comprendrais si c’était
Jessamyn. Tout le monde est jaloux de sa beauté. On ne la voit jamais s’énerver
ou perdre ses moyens. Ou même Selena… mais personne n’aurait pu haïr Fanny… je
veux dire… il n’y avait vraiment pas de quoi !
Charlotte fixait son assiette.
— Je ne sais pas.
Emily se pencha en avant.
— Et Thomas, qu’en pense-t-il ? Qu’a-t-il appris ?
Il a dû t’en parler, puisque ça nous concerne.
— À mon avis, il n’a pas appris grand-chose, répondit
Charlotte, accablée. Sinon que ce n’est visiblement pas un domestique du
quartier. Ils ont tous un parfait alibi, et aucun d’eux n’a apparemment un
passé trouble. C’est normal, non ? Autrement, ils ne seraient pas employés
à Paragon Walk.
De retour chez elle, Emily voulut parler à George, mais elle
ne savait par où commencer. Tante Vespasia était sortie, et George était dans
la bibliothèque, assis les pieds surélevés, les portes du jardin ouvertes et un
livre à l’envers sur les genoux.
En l’entendant, il leva les yeux et posa son livre sur la
table.
— Comment va Charlotte ?
— Bien, dit-elle, légèrement étonnée.
Il aimait bien Charlotte, mais d’une façon distraite, de
loin. Après tout, il la voyait rarement. Alors, pourquoi ce soudain intérêt ?
— A-t-elle parlé de Pitt ? poursuivit-il, se redressant,
sans la quitter des yeux.
Ce n’était donc pas Charlotte. C’était le meurtre et la
situation à Paragon Walk qui l’intéressaient. Elle eut l’impression de vivre un
intense moment de vérité, comme lorsqu’on sent venir le coup, mais qu’il ne s’est
pas encore matérialisé. La douleur n’est pas encore tout à fait présente, mais
on la perçoit déjà comme si elle était là. Le cerveau l’a déjà enregistrée. George
avait peur.
Elle ne pensait certes pas qu’il avait tué Fanny ; jamais,
dans les pires instants, elle n’avait cru cela de lui. Elle ne le sentait pas
capable d’une telle violence ni, pour être honnête, d’une intensité
passionnelle susceptible de déclencher pareil cataclysme. À dire la vérité, il
n’était pas sujet aux passions. D’un caractère facile, il cherchait avant tout
à plaire. Ses péchés les plus graves étaient l’indolence et un égoïsme
involontaire, quasi enfantin. La souffrance le rebutait : il la fuyait et,
dans la mesure où il en avait l’énergie, tâchait de l’épargner aux autres. Il
avait toujours été riche sans avoir à se battre pour subvenir à ses besoins ;
sa générosité frisait la prodigalité. Il avait offert à Emily tout ce qu’elle
pouvait désirer, et ce de bon cœur.
Non, elle ne croyait pas un instant qu’il ait pu tuer Fanny…
ou alors dans un moment de panique, et il se serait dénoncé sur-le-champ, terrorisé
comme un enfant.
Le coup qu’elle sentait venir était dû à autre chose que
Pitt découvrirait au cours de l’enquête, quelque incartade irréfléchie, pas
forcément dirigée contre Emily, juste un plaisir cueilli en passant, au gré d’une
envie. Selena… ou une autre ? Au fond, peu importait qui c’était.
Curieusement, tout cela, elle l’avait prévu quand elle l’avait
épousé, prévu et accepté. Pourquoi s’y attacher maintenant ? À cause de
son état ? On l’avait prévenue que cela risquait de la rendre
hypersensible, prompte à verser des larmes. Ou bien en était-elle venue à aimer
George plus qu’elle ne l’aurait cru ?
Il la regardait, attendant la réponse à sa question.
— Non, dit-elle en évitant son regard. Apparemment, la
plupart des domestiques ont un alibi, mais c’est tout.
— Alors que diable fabrique-t-il ? explosa George,
la voix stridente. Ça va faire bientôt deux semaines, bon sang ! Pourquoi
n’a-t-il pas trouvé le coupable ? Même s’il ne peut pas l’arrêter, faute
de preuves, il devrait au moins déjà savoir qui c’est !
Elle s’apitoya sur lui – parce qu’il avait peur –, mais
aussi sur elle-même. Elle était également en colère, car n’étaient-ce sa
conduite irresponsable, ses lubies auxquelles il n’avait nul besoin de
sacrifier, il n’aurait rien eu à craindre de Pitt.
— Je n’ai vu que Charlotte, répondit-elle avec une
certaine raideur, pas Thomas. Et même si je l’avais croisé, j’aurais pu
difficilement
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