Le Crime De Paragon Walk
lien avec Fulbert, hormis
celui du voisinage.
Serait-ce lui, l’acteur principal ? Ce visage
intelligent masquait-il un désir inassouvi, désir si impérieux qu’il l’avait
poussé à agresser d’abord Fanny, puis une Selena plus que consentante ? Ou
n’était-elle pas si consentante que cela, au moment des faits ?
Il ne pouvait se permettre de négliger cette éventualité-là ;
son devoir consistait à tout envisager, même les hypothèses les plus
improbables. Il n’arrivait pourtant pas à croire qu’Alaric cachait son jeu. À force
d’étudier les gens, Pitt était devenu très bon juge : il avait découvert
qu’il n’était pas facile de tromper un observateur attentif, quelqu’un qui
écoutait chaque phrase, surveillait les yeux, les mains, les petites duperies
flattant l’amour-propre, les menus signes de cupidité ou d’ambition, les
preuves d’un égoïsme foncier, les regards fuyants, les insinuations abjectes.
Alaric était peut-être un séducteur, mais un violeur, sûrement
pas.
Restait Hallam Cayley. De l’autre côté de la fosse, il
fixait Jessamyn quand on commença enfin à pelleter la terre. Les lourdes mottes
de glaise rebondissaient sur le couvercle avec un bruit creux, presque comme s’il
n’y avait pas de corps au-dessous. Un à un, ils se détournaient et s’en
allaient… l’usage avait été respecté. Maintenant, c’était aux fossoyeurs de
finir : remplir l’excavation et tasser la terre. Une fine bruine flottait
dans l’air, rendant les allées dangereusement glissantes.
Hallam marchait à côté de Freddie Dilbridge. Quand Pitt
émergea de sous les ifs, pressant le pas pour ne pas les perdre de vue, il
aperçut le visage de Hallam. On aurait dit un homme hanté par un cauchemar :
les marques de petite vérole semblaient plus prononcées ; il était blême
et en sueur. Ses yeux étaient bouffis ; même à distance, Pitt remarqua le
tic nerveux qui lui agitait une paupière. Était-ce l’excès de boisson qui l’avait
mis dans cet état, et si oui, quel tourment l’avait précipité là-dedans ? Ce
n’était tout de même pas la perte d’une épouse qui l’avait dévasté à ce
point-là ? D’après ce que Forbes et lui avaient appris en interrogeant
voisins et domestiques, il s’agissait d’un mariage tout à fait banal, fondé sur
une affection mutuelle, et non sur une passion ravageuse capable d’anéantir un
homme sur son passage.
En fait, plus il y pensait, moins il trouvait cela plausible.
Hallam s’était mis à boire depuis un an seulement, et certainement pas depuis
le décès de sa femme. Qu’était-il arrivé il y a un an ? Jusque-là, Pitt n’avait
rien découvert.
Il les avait enfin rattrapés. Se retournant brièvement, Hallam
le vit. La peur convulsa ses traits, une peur funeste, comme s’il venait de
passer devant sa propre tombe et qu’il avait lu son nom sur la stèle. Il hésita,
les yeux rivés sur Pitt. À ce moment-là, Jessamyn parvint à sa hauteur, le
visage figé, totalement dénué d’expression.
— Venez, Hallam, dit-elle doucement. Ne vous occupez
pas de lui. Il est ici parce que c’est son métier. Ça ne veut strictement rien
dire.
Elle parlait d’une voix atone ; à force de maîtrise, elle
avait réussi à gommer toute trace d’émotion pour se donner la contenance
désirée. Elle se tenait à distance, sans le toucher, au moins à un mètre de lui.
— Venez, répéta-t-elle. Ne restez pas là. Vous retardez
tout le monde.
Il obéit à contrecœur, non pas qu’il eût envie de partir, mais
parce qu’il n’avait plus rien à faire là.
Immobile, Pitt suivit des yeux leurs silhouettes de crêpe
noir, sinuant dans l’allée humide en direction du porche avant de sortir dans
la rue.
Hallam Cayley pouvait-il avoir violé Fanny ? Ce n’était
pas impossible. Selon Emily, Fanny était quelqu’un de terne, d’insignifiant, vraiment
pas de quoi inspirer une passion. Mais Pitt se rappelait le petit corps blanc
sur la table de la morgue. Délicat, virginal, presque enfantin, ossature fine, teint
clair. L’attrait résidait peut-être dans cette innocence. Elle n’aurait rien
exigé ; ses propres sens étaient encore en sommeil : il n’y aurait
pas eu d’attente à satisfaire, pas de comparaison possible avec d’autres amants,
même pas de rêves, hormis les plus vagues et les plus limpides.
Jessamyn disait qu’elle avait été trop candide pour susciter
l’intérêt, trop jeune
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