Le Crime De Paragon Walk
une caisse en bois verni.
Pitt alla à l’enterrement, non parce qu’il plaignait le mort,
mais pour observer l’assistance. Charlotte n’était pas venue, Emily non plus. Elles
ne s’étaient pas encore bien remises de leur macabre découverte ; par
ailleurs, Charlotte avait si peu connu le défunt que sa présence risquait de
passer non pas pour du respect, mais pour de la simple curiosité. Quant à Emily,
son état constituait un prétexte idéal pour rester à la maison. George, sombre
et blanc comme un linge, les épaules rentrées contre le vent, était le seul à
représenter la famille.
Pitt, qui avait emprunté un pardessus noir pour cacher son
propre accoutrement multicolore, se tenait discrètement à l’écart, sous les ifs,
dans l’espoir d’échapper aux regards, voire d’être pris pour un employé des
pompes funèbres.
Pendant qu’il attendait, le cortège arriva, le crêpe noir
flottant au vent. Personne ne prit la parole, excepté l’officiant : sa
litanie s’éleva parmi les pierres tombales, au-dessus de la terre glaise et de
l’herbe rabougrie.
Il n’y avait pas de femmes en dehors de la famille proche, Phœbe
et Jessamyn Nash. Le teint cireux, des poches noires sous les yeux, Phœbe
faisait peur à voir. Voûtée, elle ressemblait de dos à une vieillarde. Pitt
avait déjà vu cette allure résignée chez des enfants maltraités : bien que
terrifiés, ils ne prenaient même plus la peine de fuir, trop sûrs du coup à
venir.
Jessamyn, c’était tout autre chose. Droite comme un I, le
menton en l’air, même le voile noir lui tombant sur le visage ne parvenait pas
à masquer son teint lumineux et l’éclat de ses yeux, rivés sur les branches d’ifs
qui remuaient au fond, là où l’allée conduisait vers le porche du cimetière. Seules
ses mains trahissaient son émotion : elle les serrait si fort que, n’étaient-ce
les gants, les ongles auraient sûrement entamé la chair.
Les hommes étaient tous là. Pitt les examina un à un, fouillant
sa mémoire pour en extraire ce qu’il savait sur eux, cherchant les causes, les
inconséquences, tout ce qui déboucherait sur un début de réponse.
Fulbert avait été assassiné parce qu’il savait qui avait
violé Fanny, puis Selena. Il n’existait tout de même pas un autre mobile, un
autre secret dans Paragon Walk susceptible de mener jusqu’au meurtre ?
Était-ce Algernon Burnon ? Il ne fallait pas être
spécialement fort pour donner un seul coup de couteau. Il se tenait près de la
fosse béante, la mine grave et réservée. Très vraisemblablement, il n’avait pas
eu beaucoup d’amitié pour Fulbert. C’était donc à Fanny qu’il songeait. L’avait-il
aimée ? Quel que fût son chagrin, il l’abritait derrière une façade
minutieusement façonnée depuis des générations. Un gentleman n’étalait pas ses
sentiments en public. Il était malséant, efféminé, de faire montre de sa
détresse. Un gentleman s’arrangeait même pour mourir avec dignité.
Qui avait décidé de ces longues fiançailles ? S’il
avait éprouvé une passion aussi dévorante pour elle, n’aurait-il pas insisté
pour avancer la date du mariage ? De nombreuses femmes de l’âge de Fanny, ou
même plus jeunes, se mariaient ; cela n’avait rien de précipité ni d’inconvenant.
En regardant le visage calme d’Algernon, Pitt eut du mal à croire qu’il fût
habité par quelque ardeur ingouvernable.
À côté de lui se tenait Diggory Nash, près de Jessamyn, mais
sans la toucher. Du reste, elle semblait avoir si peu besoin d’une main
secourable qu’il eût été presque indiscret, impertinent, de lui en tendre une. Isolée
dans son propre monde, elle ne prêtait aucune attention aux autres, pas même à
son mari.
Savait-elle quelque chose sur Diggory qui leur aurait échappé ?
Pitt le scruta à la dérobée de son refuge sous les ifs. Il avait un visage
moins régulier qu’Afton, mais nettement plus chaleureux. Toute trace de rire
avait disparu, mais les lignes restaient, ainsi qu’une certaine douceur dans
les contours de la bouche… l’autorité d’Afton en moins, peut-être ? Était-il
possible qu’une lubie, une vieille habitude de satisfaire ses penchants l’eussent
conduit à se tromper de personne dans le noir, à violer sa propre sœur et à l’assassiner
pour cacher sa méprise ?
Mais dans ce cas, ne se serait-il pas déjà trahi, depuis
tout ce temps ? Assailli par la terreur et le remords
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