Le Dernier Caton
décharge, grogna le capitaine en se dirigeant vers le bureau des infirmières.
Je profitai de son absence pour observer librement Farag. Il avait les yeux cernés et avec sa barbe ressemblait à un anachorète blond du désert. Le souvenir de la nuit précédente faisait encore battre mon cœur ; je possédais un secret que seuls lui et moi partagions. Cependant Farag ne paraissait se souvenir de rien. Il manifestait une sympathique indifférence et, au lieu de me parler, s’adressa à mes visiteurs. Je demeurai perplexe et préoccupée. Avais-je rêvé tout cela ?
Je ne réussis pas à le faire parler de toute la soirée, ni même, une fois sortis de l’hôpital, alors que nous montions dans la voiture de l’ambassade. Farag s’adressait obstinément au capitaine ou au père Cardini, Son Éminence Theologos Apostolidis nous ayant quittés dans son propre véhicule. Quand son regard croisait le mien, il le détournait aussitôt comme si je n’existais pas. S’il cherchait à me blesser, il y réussissait parfaitement, mais je n’allais pas me laisser faire. Je m’enfermai donc dans un sombre mutisme jusqu’à notre arrivée à l’hôtel. Une fois dans ma chambre, comme je ne pouvais m’asseoir confortablement à cause des récentes cicatrices, je m’allongeai sur mon lit pour prier ; je m’endormis de fatigue à trois heures du matin environ. Le cœur plein d’angoisse, je demandai à Dieu de m’aider, qu’il me rende la certitude de ma vocation religieuse, la tranquille stabilité de ma vie antérieure et je me réfugiai dans Son amour pour trouver la paix dont j’avais tant besoin. Je dormis bien mais ma dernière pensée fut pour Farag et, le lendemain, ma première.
Il ne me regarda pas une seule fois pendant le petit déjeuner ni au cours du trajet jusqu’à l’aéroport, ni dans le Westwind alors que nous prenions place dans la cabine qui était devenue notre seul point de chute stable. Nous décollâmes de l’aéroport Hellinikon à dix heures du matin et, quelques minutes plus tard, notre hôtesse préférée reprenait son ballet habituel en nous offrant rafraîchissements et magazines. Le capitaine, après avoir menacé de terribles représailles la pauvre jeune fille, appelée Paola, si elle ne disparaissait pas sur-le-champ, nous raconta, très satisfait, qu’il avait mis seulement quatre heures pour parcourir la distance entre Marathon et Kapnikarea et que son pulsomètre ne s’était pas déclenché une seule fois. Farag rit et le félicita de quelques tapes affectueuses sur le bras en lui serrant les mains. Je fus plongée dans une grande tristesse en repensant aux sifflements de nos pulsomètres dans ces moments précieux que Farag et moi avions partagés, sur la route silencieuse de Marathon.
Le vol entre Athènes et Istanbul fut si court que nous eûmes à peine le temps de préparer le cinquième cercle du Purgatoire. À Constantinople, il nous faudrait expier le péché d’avarice, allongés par terre :
Quand je fus sorti du cinquième giron
je vis des gens qui y pleuraient
gisant à terre et tournés vers le bas.
« Adhaesit pavimento anima mea 20 »,
leur entendais-je dire en pleurant si fort
qu’on comprenait à peine leurs paroles.
— C’est tout ce que nous avons pour commencer ? demanda Farag d’un ton sceptique. C’est très peu, et Istanbul est grand.
— Nous avons aussi l’ Apostoleion, lui rappela Glauser-Röist en croisant tranquillement les jambes, comme s’il ne souffrait absolument pas des cicatrices ni des terribles courbatures que nous avait laissées la course. La nonciature vaticane d’Ankara et le patriarcat de Constantinople travaillent depuis hier soir là-dessus. En arrivant à l’hôtel, j’ai contacté monseigneur Lewis et le secrétaire du patriarche, le père Kallistos, qui m’a appris que l’ Apostoleion est la fameuse église orthodoxe des Apôtres qui servit de panthéon aux empereurs byzantins jusqu’au XI e siècle. C’était le temple le plus grand après Sainte-Sophie. Aujourd’hui, il n’en reste rien. Mehmet II, le conquérant turc qui mit fin à l’Empire byzantin, ordonna sa destruction au XV e siècle.
— Il ne reste rien ! m’écriai-je, scandalisée. Alors que veulent-ils que nous fassions ? Creuser toute la ville à la recherche de ses vestiges archéologiques ?
— Je ne sais pas, nous allons devoir enquêter. Il semblerait que Mehmet II, essayant d’imiter les
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