Le Dernier Caton
s’entraînant au tir et s’occupant d’affaires dont nous n’avions pas la moindre idée. C’était un homme mystérieux, réservé, silencieux le plus souvent, et parfois même un peu sinistre. Du moins, c’était mon avis. Mais Farag le considérait tout autrement. Il était convaincu que le capitaine était un être simple et affable, mais tourmenté par la tâche imposante qui lui avait été confiée. Ils avaient beaucoup discuté, en Égypte, durant les longues heures passées dans le véhicule tout terrain tandis qu’ils traversaient le pays de bout en bout et, bien que le capitaine ne lui eût jamais révélé la nature de ses responsabilités, Farag avait deviné qu’elles ne lui plaisaient pas beaucoup.
— Mais il t’a dit autre chose ? lui demandai-je, morte de curiosité, un après-midi où nous étions tous les deux seuls dans mon bureau à travailler sur un des derniers folios du manuscrit. Il ne t’a donné aucun détail ? Aucune indiscrétion intéressante sur sa vie ne lui a échappé ?
Farag éclata de rire. Ses dents d’une blancheur parfaite ressortaient sur son teint mat.
— La seule chose dont je me souvienne, me dit-il amusé, c’est qu’il m’a confié s’être enrôlé dans la garde suisse parce que tous les membres de sa famille l’avaient fait avant lui, depuis qu’un de ses ancêtres, le commandant Kaspar Glauser-Röist, avait sauvé la vie du pape Clément VI durant le sac de Rome par les troupes de Charles Quint.
— Tiens ! Il est donc d’une famille noble.
— Il m’a dit également qu’il est né à Berne, et a étudié à l’université de Zurich.
— Quel type d’études ?
— Agronomie.
Je le regardai, bouche bée.
— Le capitaine est ingénieur agronome ?
— Qu’y a-t-il d’étrange à cela ? s’étonna-t-il. Mais, et tu préféreras peut-être ça, il m’a raconté aussi qu’il est licencié en littérature italienne et a obtenu son diplôme à l’université de Rome.
— Je n’arrive pas à l’imaginer en train de construire des serres pour les fruits et légumes, parvins-je à dire, encore abasourdie par ce que je venais d’apprendre.
Farag eut un tel fou rire qu’il dut sécher ses larmes avec les paumes de ses mains.
— Tu es impossible ! Tu es si carrée que… (Il me contempla, les yeux brillants, puis, en hochant la tête, posa le doigt sur le folio que nous avions abandonné.) Et si on se remettait au travail ?
— Oui, cela vaut mieux. Nous étions arrivés là, dis-je en indiquant du bout de mon stylo un point imaginaire sur la seconde colonne de la page.
Avec la prise de Jérusalem par les Perses en 614, la confrérie des stavrophilakes connut une crise grave. Après cette victoire, le roi Chosroès II emporta la relique de la Croix à Ctésiphon, la capitale de son empire, et la plaça au pied de son trône pour prouver son propre caractère divin. Les membres les plus faibles de la confrérie, terrorisés, se dispersèrent et disparurent. Ceux qui restèrent, un petit nombre se considérant responsables de la perte de la Croix, se vouèrent à expier leur prétendue incompétence par de terribles jeûnes, pénitences, flagellations et sacrifices variés. Certains moururent des blessures qu’ils s’infligeaient. Quinze douloureuses années suivirent, au cours desquelles l’empereur byzantin Heraclius continua à lutter contre Chosroès jusqu’à le vaincre définitivement en 628. Peu de temps après, au cours d’une cérémonie émouvante célébrée le 14 septembre de cette année-là, la vraie Croix revint à Jérusalem, portée par l’empereur lui-même dans toute la ville. Les stavrophilakes honorèrent l’événement en participant activement à la procession et à la cérémonie de restauration de la relique dans son lieu d’origine. Depuis ce jour, le 14 septembre est célébré dans tous les calendriers liturgiques comme le jour de la Sainte-Croix.
Mais l’époque de tourmente n’était pas finie. Neuf ans plus tard, en 637, une autre puissante armée se présentait aux portes de la ville : celle des musulmans, sous le commandement du calife Omar. Le Caton de cette époque, qui s’appelait Anastase, décida qu’il ne fallait pas rester passif devant la menace. Quand les premières nouvelles de l’invasion commencèrent à circuler dans la ville, il envoya un petit régiment formé de notables de la confrérie pour négocier avec le calife. Un pacte secret fut signé. Et
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