Le dernier vol du faucon
eut bientôt plus un seul Siamois à bord. Si seulement ils avaient pu prévoir... pensèrent-ils, furieux. Ils auraient attaché les hommes à leur banc. Trop tard à présent... Privé de ses rameurs, le bateau dérivait vers le rivage.
Les officiers n'eurent pas d'autre choix que de se mettre eux-mêmes à ramer. Au début, ils le firent avec vigueur mais, avec un nombre réduit de moitié, ils avançaient lentement. Bientôt, peu habitués à ce genre d'exercice, ils eurent les muscles douloureux et les mains couvertes d'ampoules. Epuisés, ils furent contraints d'accoster.
La pluie s'était enfin calmée et ils choisirent un endroit désert près d'un marais pour amarrer le bateau et se reposer quelques heures. Sunida insista pour que Nellie pose sa tête sur ses genoux et les deux femmes s'endormirent à leur tour.
A leur réveil, le ciel nocturne s'était éclairci et la lune brillait de tout son éclat. Après avoir examiné leurs mains meurtries, les Français tergiversèrent pour savoir s'ils devaient ramer à tour de rôle. Mais l'urgence d'une fuite salutaire les incita à prendre une autre décision. Ils choisirent de terminer le trajet par voie de terre, en traversant les riches plaines, ce qui représentait un détour considérable. Plus ennuyeux encore, aucun d'entre eux n'avait jamais emprunté la route. Cette perspective leur parut toutefois préférable pour se mettre à l'abri de la foule qui, ils le devinaient, s'était lancée à leur poursuite. Ici, sur le fleuve, ils risquaient d'être rapidement rattrapés.
Suivant la rive sous le clair de lune, ils progressèrent un bon moment sur un sentier bien tracé surplombé de buissons qui prenaient des formes étranges sous la lumière argentée. Galamment, les officiers avaient proposé aux deux femmes de porter leurs sacoches renfermant quelques panungs et des objets de toilette. Pourtant, très vite, elles se retrouvèrent à l'arrière, retardant tout le cortège.
Sunida fit comprendre à Nellie par gestes qu'elles devaient laisser les Français partir sans elles. En réalité, elle éprouvait un certain malaise à continuer le voyage en leur compagnie. L'incident avec les moines et la fuite des rameurs ne jouaient pas en leur faveur et elle jugeait plus prudent de faire bande à part. Us n'avaient encore rencontré personne à cette heure de la nuit mais elle savait que, lorsque l'aube poindrait, les villages avoisinants se réveilleraient. Et les nouvelles circulaient vite. Comment réagiraient les paysans à leur passage ?
Nellie devina les craintes de Sunida et se rangea à son avis. Elle éprouvait une curieuse confiance en cette charmante concubine de Phaulkon. Aussi conseilla-t-elle aux Français de ne plus les attendre.
Ils ne semblèrent pas trop mécontents d'être débarrassés d'elles et n'insistèrent pas tant ils avaient hâte de retrouver la sécurité du fort. Ils leur souhaitèrent bonne route et s'éloignèrent d'un bon pas. Dès qu'ils furent hors de vue, Sunida repéra un endroit abrité sous un rocher et fit comprendre à Nellie qu'elles devaient dormir là. Elle avait tout l'argent nécessaire pour trouver le lendemain un mode de transport convenable, et il n'y avait aucune raison de s'épuiser dans une longue marche nocturne. Fouillant dans son sac, elle offrit à Nellie l'un des gâteaux apportés du
Palais. Puis elle appliqua sur sa peau une pommade à l'odeur forte destinée à tenir les moustiques à distance. Après quoi elles s'étendirent et plongèrent rapidement dans le sommeil.
Elles s'éveillèrent à l'aube, un peu raides mais reposées, et se rendirent au bord du fleuve pour se laver dans l'eau fraîche. En souriant, Sunida aspergea le dos de Nellie qui lui rendit gaiement la politesse.
Elles empruntèrent ensuite un chemin de boue séchée, ombragé de palmes et bordé de bananiers, conduisant vers quelques huttes sur pilotis que l'on apercevait au loin. La brise apportait par bouffées des échos de voix qui se mêlaient au faible clapotis du fleuve contre les berges. Les quelques nuages qui parsemaient le ciel n'avaient plus rien de sombre comme la veille et, bien que ce fût la saison de la mousson, la matinée s'annonçait sèche.
Sunida s'avança vers le village, non sans quelque appréhension. Ce n'était qu'une poignée de huttes sous lesquelles on voyait des femmes et des enfants occupés à balayer la poussière avec des balais de joncs. En apercevant Sunida, ils levèrent la tête,
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