Le dernier vol du faucon
maintenant cernés de toutes parts. Des hommes revinrent, apportant des bols de riz et de poisson séché. Affamés, les Français ne pouvaient détacher leurs regards de cette nourriture providentielle. Ils virent alors avec désespoir les villageois s'asseoir à quelques pas d'eux et commencer à manger sous leurs yeux. Quand les bols furent à moitié vides, l'officier en chef s'adressa à ses hommes.
«Nous pouvons en tuer quelques-uns et mourir de faim, ou bien prendre le risque de déposer nos armes. Voyons si, en les plaçant à portée de main, ils seront satisfaits. »
Peu rassurés, les soldats s'exécutèrent un à un. Dès qu'ils furent tous désarmés, les villageois s'avancèrent avec des écuelles remplies de nourriture, les yeux fixés sur les mousquets et les sabres posés à terre.
Nellie réfléchissait rapidement. En observant la scène, elle eut soudain le pressentiment de ce qui allait arriver. Elle sentit un imperceptible raidissement parmi la foule et devina que tous attendaient un signal pour bondir. Mais à quoi bon avertir les Français ? Ils n'avaient aucune chance contre un tel nombre. Et que leur arriverait-il à Sunida et à elle si elle venait ouvertement en aide aux farangs? Non, pensa-t-elle, accablée. Pour Mark et pour Phaulkon, il fallait à tout prix rester en vie.
Les officiers lurent l'inquiétude dans son regard et semblèrent deviner ses pensées. Ils se retournèrent
nerveusement, jetèrent précipitamment leurs bols et fondirent sur leurs mousquets.
Épuisés par la chaleur et la faim, ils ne furent pas assez rapides. La foule, enhardie, marcha sur eux pour les engloutir comme un raz de marée. Ils furent jetés à terre, roués de coups, dépouillés de leurs vêtements. L'homme tatoué qui semblait jouer le rôle de chef aboya un ordre, déclenchant un tonnerre d'acclamations excitées. Une douzaine de villageois partirent aussitôt chercher des chevaux tandis que la foule accablait de sarcasmes les officiers terrifiés.
Consternées, Sunida et Nellie virent arriver les chevaux. Traînant derrière eux les corps nus et meurtris des farangs, ils se mirent à galoper follement en rond dans la clairière, éperonnés par leurs cavaliers siamois. On rapporta en hâte des huttes voisines des cannes de bambou pour en frapper les malheureux chaque fois qu'ils passaient devant les villageois dans un nuage de poussière. Poussant des vociférations et des cris de triomphe, chaque paysan assénait un coup à leurs misérables victimes et leur crachait dessus.
Dans le feu de l'action, l'homme tatoué semblait avoir oublié Sunida et Nellie. Soudain, il se retourna pour les regarder et vit Nellie, révulsée à l'idée de jouer les bourreaux, repousser la canne de bambou qu'on lui tendait. A ses côtés, Sunida donnait à contrecœur quelques coups avec une autre canne qu'on lui avait glissée dans la main. Furieux, l'homme fendit la foule pour se planter devant Sunida et lui arracher sa baguette.
«Ces démons de farangs s'imaginent qu'ils peuvent envahir notre pays! gronda-t-il. Tu as prétendu que la femme farang n'avait pas de relations avec eux. Alors, qu'elle le prouve! Dis-lui que si elle ne frappe pas d'aussi bon cœur que les autres, elle subira le même sort. »
Il fusilla Sunida du regard. « Et toi aussi ! » Sunida vacilla. La foule des paysans fit cercle autour d'eux, avide de voir ce qui allait arriver. Leur attention n'était distraite que par le passage d'un cheval
traînant derrière lui un infortuné Français criant et gémissant auquel ils s'empressaient de donner à nouveau un méchant coup. Sunida connaissait bien le caractère de son peuple. Doux et affable par nature, il pouvait devenir aussi dur et cruel que tout autre quand on l'avait excité. L'idée que ces farangs étaient venus pour leur imposer leur façon d'agir et les priver de leur chère liberté les rendait fous. Aussi effroyable que soit l'alternative, elle savait qu'il était impossible d'y échapper.
Elle reprit la canne des mains de l'homme et la tendit à Nellie avec un regard d'excuse. D'un geste, elle lui fit comprendre ce qu'on attendait d'elle, espérant que Nellie déduirait d'elle-même le sort affreux qui leur serait réservé si elle ne s'exécutait pas.
Nellie pâlit. L'expression de Sunida était claire et ne laissait aucune échappatoire. Cependant elle hésita encore. Voyant cela, le chef cria un ordre et plusieurs paysans se précipitèrent pour aller chercher une
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