Le dernier vol du faucon
déception, mais, en réalité, la confirmation de la défection de Desfarges était un coup sévère. Cet homme qu'il croyait son ami, qu'il avait reçu chez lui pendant des semaines, lui tournait le dos à présent. Il se rappela les avertissements de la vieille devineresse évoquant la trahison d'un «gros farang». Était-ce lui le judas en question? Il comprit pour la première fois que le général avait fait la sourde oreille à tous ses appels. Malheureusement, son désistement semblait irrévocable. Sans les Français, il se retrouvait seul.
Malgré le choc, Phaulkon conserva son impassibilité mais, du coin de l'œil, il vit Mark l'observer avec anxiété. Aussitôt, il retrouva son esprit de décision. Il avait une responsabilité vis-à-vis de son fils. Le moment était venu de montrer à ce couard de Desfarges qu'il avait encore quelques cartes dans sa manche. Il procéderait lui-même à l'arrestation de Petraja et on verrait bien alors qui commandait. Mais, avant tout, il fallait faire en sorte que Petraja ignore tout du retrait des Français.
«La vie est décidément pleine d'ironie, dit-il à Beauchamp. Voilà que la cause française à laquelle je m'étais rallié m'abandonne.
- Mon Seigneur, nous sommes nombreux à déplo-rer la décision de mon père », interv int le jeune Desfarges, l'air désolé.
«Nous espérons qu'au moins vous et votre famille accepterez notre invitation de venir à Bangkok», ajouta Beauchamp avec une émotion sincère. « Le général vous y recevra volontiers et nous serons honorés de vous y escorter. »
Phaulkon eut un mince sourire. «Y chercher refuge ? Non merci, Major, je préfère rester ici. J'ai encore beaucoup de choses à faire et, contrairement à ce que vous pouvez penser, le combat est loin d'être perdu. Le roi a ordonné l'arrestation de Petraja et j'ai l 'intention de veiller à ce que les ordres de Sa Majesté soient exécutés. J'apprécierais toutefois que le général laisse au moins entendre qu'il garde ses choix ouverts. »
Beauchamp allait répondre lorsque le père de Bèze fut introduit dans la pièce, suivi de près par un garde agité qui n'avait manifestement pas réussi à l'arrêter. Le prêtre était haletant. Il fit un rapide salut aux officiers avant de se tourner vers Phaulkon.
« Constant, j 'ai de mauvaises nouvelles. Ce matin, à l'aube, les moines ont fait savoir que l'abbé de Louvo s'adresserait à la population sur la place du marché avant midi. Un de mes frères, le père Lambert, s'y est rendu. Il y avait énormément de monde et le saint homme a informé la population qu'en raison de la malheureuse maladie du Seigneur de la Vie, son loyal serviteur Pra Petraja avait été chargé à sa place des affaires de l'État. Il précisa aussi que Sa Majesté avait déchu de ses fonctions le Pra Klang, Pra Chao Vichaiyen, qui projetait de trahir le pays et de le livrer aux farangs. Enfin, il raconta que les troupes françaises postées à Bangkok n'attendaient que son signal pour attaquer. Aussi le Seigneur de la Vie avait-il ordonné à Pra Petraja de prendre les armes et de défendre le pays contre les intrus. Tous les hommes en état de se battre devaient se rendre au Palais pour organiser la résistance. »
Le jésuite fit une pause, comme effrayé par ses propres paroles. «En me rendant ici, ajouta-t-il, j'ai vu une véritable procession marcher en direction du Palais. En tête, des hommes portaient sur leurs épaules les palanquins de l'abbé et des moines les plus âgés. »
Phaulkon retint une exclamation de surprise. « Mais qu'en est-il de Sa Majesté? Pourquoi n'a-t-elle pas ordonné l'arrestation de Petraja? Il est inconcevable qu'il puisse agir de la sorte tant que le roi est encore en vie.
- Le roi a eu une rechute, Constant, répondit le jésuite, la mine sombre. Et il n'est pas informé de ce qui se produit. Il n'a plus toute sa conscience.» Il marqua une pause. «Il doit y avoir un espion parmi ses proches. Ce n'est pas par hasard si l'abbé a choisi ce moment pour agir.
- Dans ce cas, je dois me rendre au Palais sur-le-champ, déclara Phaulkon.
- Permettez-nous de vous accompagner, mon Seigneur», proposa Beauchamp en se tournant vers ses compagnons qui firent aussitôt un signe d'assentiment.
L'air soucieux, de Bèze intervint.
«Mon Seigneur, laissez-moi vous rappeler que ce serait folie d'agir ainsi.» Il s'adressa aux officiers: «Messieurs, j'ai pleinement conscience que la malheureuse
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