Le dernier vol du faucon
Croyez-moi, en tant que mère, personne n'est plus soucieuse que moi de la sécurité de mon fils, mais je sais que notre place est près de Constant. Nous n'avons pas fait tout ce voyage autour du monde pour le retrouver et l'abandonner ensuite quand il a besoin de nous. Même s'il y avait ici à quai un bateau prêt à nous emmener en Angleterre, nous ne le prendrions pas car rien ni personne ne nous attend là-bas. Seulement la misère. Constant nous a accueillis comme une famille et nous devons rester unis pour le meilleur et pour le pire. »
Un gecko traversa comme une flèche le plafond bas et avala sa proie. Ivatt le regarda pensivement.
« Et vous prétendez être prisonniers des Français ici?
- Disons que nous sommes retenus contre notre volonté, précisa Nellie. Mais, honnêtement, je ne crois pas que ce soit pour des raisons de sécurité. Il me semble plutôt que le général est furieux d'avoir été abusé par les mensonges que je lui ai racontés lors de notre première entrevue. »
Ivatt eut un petit sourire. «Je crois pouvoir com-
prendre ce sentiment, Mrs. Tucker. Il me semble que vous êtes très forte en la matière.» Il marqua une pause. «Comment puis-je être certain que Constant vous a accueillis aussi bien que vous le prétendez?
- Croyez-moi, Seigneur Ivatt. J'ai fait la paix avec lui.» Elle lui jeta un regard innocent. «Vous et moi l'aimons bien plus que nous voulons l'admettre et je ne supporte pas l'idée de l'abandonner à son sort.
- En somme, vous voulez que je vous enlève ? » Nellie sourit. «Combien de femmes vous ont-elles
déjà demandé cette faveur, seigneur Ivatt ? » répliqua-t-elle doucement.
Il ne put s'empêcher de rire. Puis il se tourna vers Mark: «Et vous, jeune homme, qu'en pensez-vous ? » Le regard de Mark reflétait une inflexible détermination. «Mon père a besoin de nous trois, monsieur. Et je crois honnêtement, comme lui, qu'il n'est pas trop tard pour renverser Petraja. »
Ivatt hocha la tête, impressionné par tant de conviction. «Très bien. Je vais voir ce que je peux faire. »
38
Ce qui manquait le plus à Phaulkon, c'étaient ses chaussures. Au début, il avait marché sur la surface bien entretenue des voies urbaines mais à présent, dans la campagne, les chemins semés d'inégalités le faisaient grimacer de douleur, d'autant qu'il ne pouvait toujours éviter les pierres dans l'obscurité. D'ici le matin, il aurait la plante des pieds aussi dure que du fer, à moins qu'elle ne soit en lambeaux. Il aurait voulu pouvoir marcher jusqu'à midi afin d'être à bonne distance de Louvo. Mais à l'aube, comme tout bon moine, il devrait d'abord mendier sa nourriture sur les chemins.
D'une taille nettement plus grande que la plupart des moines, Phaulkon n'avait cependant suscité que peu de regards curieux en ville. Mais les rues étaient peu peuplées à cette heure tardive et il faisait trop sombre pour qu'on distingue ses traits. Le principal chemin en direction du sud longeait le fleuve et, bien que plus exposé, Phaulkon avait décidé de le suivre. Il lui serait plus facile, ici, de se repérer que dans le dédale des petits sentiers campagnards où il était aisé de s'égarer. Son but était d'atteindre Bangkok aussi rapidement que possible, et le moindre détour pouvait signifier des semaines de retard. En outre, sur ces voies plus fréquentées, il avait des chances d'y trouver un mode de transport - éléphant ou cheval. Certes, un moine farang monté sur un éléphant risquait d'attirer l'attention, mais il ne fallait pas espérer gagner Bangkok sans s'exposer à quelques dangers. Par le fleuve, on comptait généralement dix-huit heures de voyage avec quatre-vingts solides rameurs. Combien de temps pour un homme à pied? se demanda-t-il avec inquiétude.
Il restait persuadé que ses meilleures chances étaient par voie de terre car, avec l'alerte générale que Petraja n'avait sûrement pas manqué de déclencher, les transports fluviaux devaient être sévèrement contrôlés.
Sa vue s'accoutuma peu à peu à la pénombre, et il distingua sur sa gauche une vaste étendue de rizières noyées sous l'eau qui scintillèrent doucement sous la pâle lueur d'un croissant de lune émergé des nuages. Le chemin était peu fréquenté à cette heure, et il ne croisa que deux autres voyageurs, un paysan portant sur les épaules un long bâton aux deux extrémités duquel pendaient deux seaux d'eau, et un jeune garçon conduisant
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