Le Fardeau de Lucifer
quelques centaines d’hommes et nos pertes étaient aussi minimes que nos cris de victoire étaient sonores. Aussitôt, des outres de vin furent distribuées par les femmes, et les hommes grisés par leur victoire s’y attaquèrent avec engouement. Bientôt, les remparts furent noirs de Toulousains qui, dans les premières lumières de l’aube, narguaient les hommes de Montfort à grands cris d’insultes toutes plus créatives les unes que les autres, dont plusieurs faisaient allusion aux habitudes intimes de leurs mères, de leurs sœurs et de leurs filles.
Les deux Foix et moi nous contentâmes de célébrer avec modération. Du haut des murs, nous observions le camp adverse qui semblait se demander quelle tempête lui était passée sur le corps. Nous n’avions pas escompté raser les forces ennemies, mais bien les affaiblir et instiller le doute dans leur tête. En ce sens, notre initiative produisit l’effet désiré. Sous les premiers rayons du soleil, les croisés couraient dans tous les sens, désorientés. Au loin, au milieu de la pagaille, il me sembla apercevoir un géant barbu à la chevelure de corbeau qui hurlait des ordres en agitant le poing. Malgré moi, je souris de voir le grand Simon de Montfort, terreur du Sud, aussi désorganisé qu’un berger essayant de rattraper ses brebis effrayées par le loup. Un jour, si j’en avais la chance, je serais ce loup qui lui planterait ses crocs dans la gorge.
Raymond Roger jeta un coup d’œil presque attendri sur la place, en bas, où les hommes fêtaient joyeusement leur victoire en se congratulant mutuellement et en se saoulant gaiement.
— Qu’ils se réjouissent pendant qu’ils le peuvent, dit-il avec le ton d’un père tolérant. La prochaine sortie sera beaucoup plus coûteuse.
Pendant les deux semaines qui suivirent, nous multipliâmes les sorties, toutes couronnées de succès. Pour accroître nos chances et minimiser nos pertes, nous renouvelâmes constamment nos stratégies. Nous sortîmes par-derrière et contournâmes notre adversaire pour le prendre à revers. Nous fonçâmes sur lui à fond de train pour nous arrêter brusquement et lancer des flèches enflammées sur les tentes. Nous envoyâmes quelques braves arbalestiers se tapir dans des buissons et abattre leurs chevaux. Nous fîmes construire quelques pierriers de fortune qui s’avérèrent fort efficaces et frappèrent plus d’un adversaire à distance. À la suggestion de Pernelle, qui comprenait un peu les mystères de la contagion et qui, pour la circonstance, jugea acceptable d’aller à l’encontre des valeurs d’une Parfaite, nous allâmes même jusqu’à découper les cadavres de quelques contagieux morts la veille pour les projeter dans leur camp en espérant que les croisées attraperaient la mort. Il devenait clair que Montfort s’essoufflait et qu’il ne pouvait plus tenir le siège. Ses forces se réduisaient de jour en jour et le moral de celles-ci s’effilochait.
À chacun de mes retours du combat, je trouvais Cécile dans ma chambre, pleurant de joie et d’angoisse de me revoir vivant. Elle me serrait si fort dans ses petits bras que je finissais par m’esclaffer et lui demander de ne pas me briser les côtes. Jamais on ne m’avait aimé ainsi et j’en étais toujours étonné. Je ne m’en sentais pas digne, mais j’en savourais chaque seconde. Chaque fois, notre amour était plus fiévreux qu’avant, s’étirant pendant des heures. Indifférent à mes courbatures et à mes petites blessures, je m’y abandonnais avec une félicité sans cesse renouvelée, incapable de rompre le lien qui s’était tissé entre nous dès notre premier regard, et qui devenait plus fort à chacune de nos rencontres. Cécile me fit découvrir des plaisirs insoupçonnés. Nos nuits n’étaient que d’interminables séances d’exploration du corps, du cœur et de l’âme et nos conversations se prolongeaient jusqu’aux lumières de l’aube. Chaque fois, elle me taquinait en affirmant qu’une petite seigneurie comme Rossal ferait parfaitement son affaire, n’en déplaise à son père. Comment pouvais-je lui dire que je l’avais détruite de mes propres mains, que j’avais brûlé sa population et que j’y avais perdu mon âme ?
Malgré l’avertissement de Métatron, j’en vins naïvement à croire que l’avenir était possible.
Notre dernière sortie fut la plus violente et la plus coûteuse. Nous avions décidé d’appâter les croisés, de
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