Le Fardeau de Lucifer

connaissent leur devoir et celui qui y dérogera devra en répondre devant moi. Tu es prêt à manger du croisé ? me demanda-t-il avec un sourire féroce et un éclair d’expectative dans les yeux.
    —    Plus j’en tuerai, mieux ce sera, avouai-je avec franchise. Et si je peux revenir avec la tête de Montfort au bout d’une pique, je serai comblé.
    —    Pour cela, tu devras d’abord me l’arracher.
    À son signal, ceux qu’il avait chargés du pont-levis se mirent à tourner les immenses manivelles de bois et la porte descendit lentement dans un assourdissant vacarme de chaînes et d’engrenages.
    —    Pour Foix et Toulouse ! hurla Roger Bernard.
    —    Pour Foix et Toulouse ! répondirent en chœur les hommes. Les forces de Toulouse foncèrent dans la nuit. En m’élançant à mon tour, j’aperçus Cécile, toute petite, blottie contre le mur. Elle ne regardait que moi.
    Nous franchîmes à la hâte la distance qui nous séparait du camp des croisés. Ironiquement, les fossés que nos ennemis avaient comblés au prix de tant d’efforts nous dispensèrent de nous entasser à la file sur le pont.
    La surprise fut totale. Avant que les gardes ne comprennent d’où provenait le grondement qui faisait trembler la terre et qu’ils ne sonnent l’alarme, nos forces s’abattaient sur les lignes ennemies comme la colère divine sur Sodome. À la tête des troupes, Roger Bernard et moi fûmes les premiers à fondre sur les soldats pris de court. Hurlant comme une bête, brandissant à deux mains son épée, il assénait de lourds coups à ses opposants, fendant les heaumes comme des melons, faisant voler les écus passés à la hâte, brisant les épées comme s’il se fût agi de simples branches sèches, décollant les membres, ouvrant les chairs. Son père avait raison : il était un redoutable soldat. Et, même si je n’avais pas vu la lueur qui illuminait son regard, j’en connaissais la raison : il prenait plaisir à tuer. La luxure était en lui.
    Pour ma part, je me sentais comme un poisson dans l’eau. Sauvage semblait partager mon enthousiasme et, habitué à la bataille, obéissait à la moindre pression de mes cuisses pour changer de direction ou foncer droit devant. Par moments, j’avais l’impression qu’il hennissait de plaisir. Une fois encore, Memento sembla s’animer d’une volonté propre, fendant agilement l’air pour trancher tout ce qui se trouvait à sa portée. Les têtes et les bras se détachèrent, les ventres se percèrent et laissèrent échapper des monceaux de tripes grisâtres, les gorges s’ouvrirent et pissèrent des flots de sang. Malgré moi, tout en combattant, je cherchais
    Montbard et Ugolin, même si je savais bien que je ne les verrais pas. J’aperçus Raynal qui se battait avec la furie propre aux Templiers. Il avait créé à lui seul une brèche dans nos adversaires et je réalisai que, dans sa fougue, il risquait de s’y enfoncer profondément, au risque de s’y retrouver emprisonné et de se faire massacrer.
    —    Raynal ! hurlai-je pour me faire entendre malgré le vacarme de la bataille. Reste avec les autres !
    Le templier para l’attaque d’un croisé et le désarma d’un coup d’écu avant de le transpercer de part en part. L’épée ruisselante de sang, il se retourna dans ma direction et m’adressa un regard contrarié. Il hésitait.
    —    Par l’abacus, obéis aux ordres ! lançai-je.
    Le rappel de mon statut de Magister de l’Ordre des Neuf eut raison de son insubordination. Il éperonna sa monture et revint à mes côtés, d’où il ne s’éloigna plus.
    La stratégie que nous avions patiemment développée reposait sur la discipline d’une troupe réduite et rapide, et sur l’effet de surprise. Elle fonctionna à merveille. Au lieu d’enfoncer les lignes ennemies et de courir le risque de les voir se refermer derrière nous et nous emprisonner, nous ne fîmes qu’effleurer les premiers rangs de nos adversaires, nous contentant d’abattre ceux qui avaient le malheur de s’y trouver. Puis nous bifurquâmes sur la droite et nous repliâmes vers une autre porte de la muraille, plus à l’ouest, laissant derrière nous un front ennemi décimé. Comme convenu, le pont-levis fut abaissé à notre arrivée et nos forces s’y engouffrèrent au galop, se réfugiant derrière la muraille sous le regard des croisés hébétés par notre attaque éclair.
    En une trentaine de minutes, nous avions massacré